Sélectionner une page

échanges & idées

Patrick Chamoiseau /
William Parker

Conversation épistolaire

Patrick Chamoiseau /
William Parker

Epistolary discussion

En février 2022, William Parker sera l’invité de Sons d’hiver avec son poème symphonique Trail of Tears – qui évoque et invoque les esprits d’un moment tragique de l’histoire nord-américaine, de l’histoire mondiale : la déportation des Cherokees sur ces terres dont ils pensaient qu’elles n’appartenaient à personne. Nous n’aurons pas l’indécence des raccourcis saisissants, mais il semble que l’humanité soit engagée aujourd’hui dans un autre de ces moments, sur la même trajectoire, et qu’il va nous falloir des trésors de détermination, d’intelligence et de sensibilité aussi pour traverser réellement cette époque, ce mauvais miroir.
Pour aborder ces sujets sensibles donc, et parce que le festival Sons d’hiver a une longue histoire d’événements parallèles à sa programmation, nous avons eu l’idée de proposer un dialogue épistolaire en amont de cette performance, à deux êtres faits pour s’entendre. Nous avons proposé au contrebassiste-activiste new-yorkais William Parker et à l’écrivain-poète martiniquais Patrick Chamoiseau d’entretenir une correspondance, hebdomadaire, en amont du concert.
Patrick Chamoiseau et William Parker sont unis ne serait-ce que par l’art du conte qu’ils pratiquent, dont ils infusent tout ce qu’ils font, chacun à sa manière, dans l’écrit et dans la musique, et par une intelligence des hybrides et des mutants que nous sommes toutes et tous : de la myriade des relations à faire et des relations qui nous font. Rapport à la musique pour Patrick Chamoiseau et rapport à la littérature pour William Parker – à l’imaginaire humain en général ; rapport poétique à l’existence, à la vie en société ; vaisseaux de la transculturalité et leur nécessité dans un monde qui digère si mal sa mondialisation, si l’on veut qu’enfin puisse s’envisager un « New World Order » comme le chantait Curtis Mayfield…
Alexandre Pierrepont

In February 2022, William Parker will be invited by Sons d’hiver to present his symphonic poem Trail of Tears – which evokes and invokes the spirits of a tragic moment in North American history, in world history: the deportation of the Cherokee to the land thought to belong to no one. We won’t have the indecency to make striking leaps, but it seems that humanity is moving today towards another one of these moments, on the same trajectory, and that we will need treasures of determination, intelligence as well as sensitivity to really get through these times, this bad mirror.
To address these sensitive issues, and because the Sons d’hiver festival has a long history of parallel events to its programming, we had the idea of organizing an epistolary dialogue prior to this performance, between two people made to get along. We asked William Parker and Patrick Chamoiseau if they would maintain a weekly correspondence before the concert.
Martinique writer-poet Patrick Chamoiseau and New York bassist-activist William Parker are united if only by the art of storytelling that they practice, with which they infuse everything they do, each in his own way, in writing and in music, and by an deep understanding of the hybrids and mutants that we all are: of the myriad of relationships to be made and of the relationships that make us. Patrick Chamoiseau’s relationship to music and William Parker’s relationship to literature – to the human imagination in general; a poetic relationship to existence, to life in society; vessels of transculturality and their necessity in a world that is digesting its globalization so badly, if we want to finally envision a “New World Order” as Curtis Mayfield would sing…
Alexandre Pierrepont

1.

lettre de Patrick Chamoiseau (17. 11. 2021)

réponse de William Parker (24. 11. 2021)

2.

lettre de Patrick Chamoiseau (1er. 12. 2021)

réponse de William Parker (5. 12. 2021)

3.

lettre de Patrick Chamoiseau (7. 12. 2021)

réponse de William Parker (12. 12. 2021)

4.

lettre de Patrick Chamoiseau (15. 12. 2021)

réponse de William Parker (18. 12. 2021)

5.

lettre de Patrick Chamoiseau (27. 12. 2021)

réponse de William Parker (11. 01. 2022)

6.

lettre de Patrick Chamoiseau (20. 01. 2022)

réponse de William Parker (26. 01. 2022)

7.

lettre de Patrick Chamoiseau (20. 01. 2022)

réponse de William Parker (26. 01. 2022)

8.

lettre de Patrick Chamoiseau (17. 02. 2022)

réponse de William Parker (01. 03. 2022)

Coordination & traduction des lettres de William Parker : Alexandre Pierrepont
Traduction des lettres de Patrick Chamoiseau :  Ìyá Aláàṣẹ
correspondance à l’initiative du festival Sons d’hiver

Patrick Chamoiseau

 © Eric Daribo

William Parker

 © Jimmy Katz

Patrick Chamoiseau

William Parker

Patrick Chamoiseau est l’écrivain-conteur de l’entre-deux mondes, d’entre les mondes dits anciens et dits nouveaux, de tout ce qui s’ouvre et se brasse entre l’Europe, l’Afrique et l’Amérique, leur ressac, des imaginaires décolonisés et fertilisés par d’autres avenirs que celui que l’humanité se prépare. Pour cela il a reçu le Prix Goncourt, et bien d’autres distinctions, et bien mieux que des distinctions.

Patrick Chamoiseau is the writer-storyteller of the in-between worlds, of the so-called old and new worlds, of all that opens and stirs between Europe, Africa and America, of their backwash, of the imaginary worlds that have been decolonized and fertilized by other futures than the one that humanity is preparing for itself. For this he received the Prix Goncourt, and many other distinctions, and much better than distinctions.

William Parker est le muse-physicien, au gouvernail de sa contrebasse et d’orchestres qui sont toujours des assemblages et des assemblées, des communes libres. Grand mémorialiste et visionnaire de l’idée que la musique est une arche, qu’elle est magie et poésie. Pour cela il a été surnommé « le maire de New York », le vrai maire de New York, le maire initiatique d’une ville, Gotham ou Zion, qui n’aurait en réalité plus besoin de maire.

William Parker is the muse-physician, at the helm of his double bass and orchestras that are always assemblies and assemblies, free communes. A great memorialist and visionary of the idea that music is an arch, that it is magic and poetry. For this reason he was nicknamed “the mayor of New York”, the true mayor of New York, the initiatory mayor of a city, Gotham or Zion, which would not really need a mayor anymore.

lettre 1 : Patrick Chamoiseau à William Parker

letter 1 : Patrick Chamoiseau to William Parker

Mana, Guyane, 17. 11. 2021

Mana, French Guiana, 17. 11. 2021

Cher William Parker,

Le monde que nous vivons crée des fraternités improbables. Il est fait de tellement de circulations que des choses nous parviennent, nous habitent, et génèrent des alliances magnétiques. Elles ne sont pas nourries de rencontres physiques, mais profilées dans des visions confluentes du monde. J’ai lu ce que tu dis. J’ai médité sur ta musique. Nous ne cessons d’imaginer le monde, de vivre au monde, de sentir à quel point il nous traverse, et d’étranges fraternités se créent ainsi ; surtout quand cette attention sensible, portée au monde, s’incline d’abord vers ce qui souffre, qui hurle encore, qui a disparu – ou plutôt : qui a « désapparu », nous laissant ainsi d’étranges sillages d’absences dans lesquelles, dessous des scintillements d’oubli ou des écumes d’indifférences, subsistent de belles leçons pour nos humanités.

Vivre au monde d’abord par ce qui souffre et qui est douloureux, nous préserve de nous accommoder aux forces dominantes, aux verticalités écrasantes, aux « devenirs » majoritaires où seuls s’accordent, dans le concert des plus puissants, les parts les plus sombres de l’humain. Mais il n’y a, dans notre manière d’être au monde, aucun pathos, aucun dolorisme, aucune de ces lucidités amères qui découragent les jouvences nécessaires de l’âme, juste une enfantine commisération, une ample proximité où ce qui touche l’Autre, et qui s’émeut de l’Autre, porte à plus de vie, épelle la joie profonde que garde en elle toute présence vivante. Nous sommes « frères-monde » ainsi, je le sais, je le sens, et cette correspondance que nous entamons-là, je le dis, nous le révélera.

C’est l’exigence de notre temps que de s’attacher à comprendre ces alliances nouvelles que notre vieil imaginaire ne sait pas déchiffrer. Alliance avec le vivant. Alliance avec les devenirs inconnus. Alliances avec nous-mêmes, et surtout : alliance avec une substance du monde qui est faite de créativités inouïes, de langages, de musique, de rythmes, d’improvisations sur des polyrythmies sans partitions et sans frontières. J’ai toujours éprouvé désir secret, impuissant, d’être musicien. J’ai eu un frère qui l’était, très doué, maître à la batterie. Je l’ai souvent accompagné dans ses interventions, en portant les instruments, et en jouant, juste derrière lui, sur la scène, de la cloche ou de petits ustensiles superflus, maladroits, qui s’inscrivaient sans trop de dégâts dans les océans polyrythmiques qui caractérisent les musiques des Antilles. Je sais qu’être musicien, c’est vivre en état poétique, c’est à dire avec une sensibilité aux forces invisibles. Une sensibilité qui n’est pas celle que connaissent les mystiques, les religieux ou les superstitieux, mais qui garde en elle « l’esprit de science », les fastes de la Raison, les sels de la lucidité. Cet « état poétique » qui est le propre des artistes, est une capacité à s’émerveiller de toutes choses, à célébrer toutes choses, à entendre et à lire toutes choses comme autant de langages, et ainsi à ne rien perdre de ce qui constitue la matière infinie du réel, du détail le plus insignifiant à la réussite la plus spectaculaire, du frisson dérisoire à la houle majeure. Toute grande musique raconte d’abord cela.

Et c’est étrange que ma première lettre, se rédige en Guyane, dans la commune de Mana, dans des circonstances qui ont retardé son écriture, mais qui forment en elles-mêmes un signe poétique. Je suis ici car je prépare avec un réalisateur ami, Guy Deslauriers, un documentaire sur le naufrage d’un navire négrier. Il s’appelait le Leusden. Tu sais mieux que moi, que ces milliers de navires barbares ont arraché en quelques siècles un peu de l’âme de l’Afrique ; que des millions d’Africains ont été engloutis dans les abysses de l’Atlantique ; que les survivants à la traversée ont éclaboussé les îles et les profondeurs du continent américain, d’un mélange de sang de douleurs et de cris, que nous sentons-entendons encore, mais qui, en état poétique, constituent des gerbes d’émergences créatives. Nous nous attachons, chacun de notre côté, chacun avec son art, à les déchiffrer encore, tellement elles sont, d’évidence, chargées d’une haute capacité à humaniser ce que nous sommes et ce que nous avons à devenir. Les grandes douleurs enseignent. Ordonnent aussi.

Cet épouvantable navire avait déjà effectué de nombreuses déportations. Il avait précipité dans la damnation des milliers d’Africains, et, lors de son ultime traversée, il était arrivé en vue des côtes de la Guyane française, le 1er janvier 1738. Il se rendait au Surinam, sa provenance était la Hollande. Il avait longé les côtes africaines durant des mois, récolté d’escale en escale, notamment Elmina au Ghana, sa pauvre cargaison. Il avait traversé l’Atlantique sans trop d’ennui en dehors de l’horreur consubstantielle à ce genre de voyage, jusqu’à son arrivée, en pleine tempête, brumes et rideau de pluie, à cette côte où il s’est empalé sur un banc de sable, dans un syndrome de malchances qui vont le réduire au naufrage. L’équipage aura le temps d’abandonner le navire, mais le capitaine — et c’est de là que je t’écris — avait ordonné que l’on cloue les écoutilles pour que les captifs ne puissent pas sortir de la cale. Voulait-il protéger ainsi sa vie et celle de ses hommes qui sans doute auraient été massacrés par leurs victimes ? Aurait-il pris cette décision en raison d’une totale barbarie de son être ? De quelle substance est faite l’esprit d’un capitaine de navire négrier ? Les 664 Africains sont donc restés à fond de cale, tandis que l’équipage s’enfuyait dans des chaloupes à voiles. Le navire a sombré avec eux, irrémédiablement scellés, immédiatement oubliés, dans cette cale-tombeau.

Le terrible de cette histoire, c’est le moment où le capitaine décide de clouer les écoutilles ; et que quelques marins s’exécutent malgré les cris qui montent des abîmes de la cale. C’est un moment, et c’est une éternité. Les moments-éternité de barbarie humaine sont innombrables dans nos histoires. Tout ce qui est humain est capable du pire et a souvent fréquenté le pire. L’occident esclavagiste, colonialiste, ne dispose en la matière d’aucune tare spécifique. Restent, me semble-t-il, les imaginaires qui président à nos actes : ces aveuglements de l’esprit, de la sensibilité, de la raison, de la décence, qui à tout moment peuvent nous soumettre aux forces démentes que nous avons créées, que nous habitons, qui nous habitent, mais qui se mettent tôt ou tard à nous dominer. Je suis à la fois dans la cale du Leusden à hurler, et je suis sur le pont à clouer les écoutilles. Je suis à me noyer dans les flots qui s’engouffrent sous le pont, et je suis à m’enfuir dans les chaloupes à voiles qui cinglent vers Paramaribo. Je suis dans cet écartèlement, à l’aplomb de cette ombre démentielle, qui appelle à une nouvelle lumière. Un autre degré de l’humanisation. Une autre musique de l’âme. Une improvisation ardente et généreuse de la pensée.

Frère, je suis ici, à Mana, en face de cette embouchure de fleuve où le drame s’est produit, souffles de sel, noir de ciel, je n’entends rien sauf ce que hurle le vent, les oiseaux charognards, la mélodie des palmes de cocotiers, un sillage de ces musiques sans musiciens qui habitent, je le sais, toutes les musiques du monde. Il y a comme une force à imaginer cette présence africaine nouée aux ferrailles rouillées et aux sables aveugles, absorbée par la vase patiente, et qui est là, plus que vigilante, se signalant à nous, et nous forçant à dépasser le crime en une juste création, à commencer par un chant, un pas de danse, et un geste de musique pour être sûrs de ne rien oublier.

Amitiés.
Patrick Chamoiseau 

 

Dear William Parker,

The world we live in creates these improbable fraternities. It is made of so many moving things, some flowing to us, inhabiting us, generating magnetic alliances. These are not fueled by actual encounters, rather they are outlined against certain converging visions of the world. I have read your words. I have meditated on your music. We never cease to imagine the world, to be alive in the world, to feel how intensely this world travels through us, allowing such unforeseen fraternities to emerge; especially when this our sentient attention, turning to the matter of the world, first and foremost inclines towards what suffers, and can be heard screaming still, and has disappeared — or rather, has “unappeared”, leaving us with strange wakes of absences in which, beneath the glitter of oblivion or the froth of indifference, do remain great lessons to gather for all our humankinds.

 To experience the world first and foremost through pain and suffering, is what prevents us from putting up with the forces of domination, crushing verticalities, overwhelming “becomings” devised by the self-declared mightiest, bringing together the darkest parts of mankind. Yet this, our way of experiencing the world, allows for no pathos, no dolorism, none of that sour lucidity which only serves to dishearten the vital enjoyment of the soul; it is rooted in some childlike care for the hurting, a feeling of enhanced proximity, whereby anything that touches another being, or is moved by another being, simply brings about a life expanded, articulating the infinite joy that every living presence necessarily contains. “Brother-World”, that is how we relate to one another, I know it, I sense it, and this commencing correspondence of ours, I am telling you, will spell it out for us.

Our times require that we seek an understanding of those newly forged alliances, which our worn-out imagination is now unable to decipher. New alliances with the living. New alliances with our unknown “becomings”. New alliances with our selves, and most importantly — new alliances with a substance of the world made of unprecedented creativities in language, music, rhythm and polyrhythmic improvisation, regardless of scores and borders. I have always felt this secret, helpless desire to be a musician. I had a brother, he was a musician, gifted, a master of drums. Oftentimes I would tag along to his events, carrying his gear to gigs, standing just behind him on stage, playing the bell or some other minor, superfluous instrument — clumsy, low-keyed enough so as to not cause too much damage in these oceans of polyrhythmic sounds that are the stuff of Caribbean music. And this much I know: to be a musician is to exist in a poetic state, an acute sensitivity to invisible forces. By that I do not mean the kind of sensitivity associated with the mystic, the religious or the superstitious; I mean the kind that feeds on the “spirit of science”, on the splendors of Reason, on the salts of lucidity. Such a “poetic state” is peculiar to artists, who carry forth an ability to marvel, and celebrate, and hear and read all things as though they were so many languages, and hence, will not miss an ounce of what makes the infinite stuff of reality, from the most insignificant to the most spectacular, from petty thrill to major swell. All great music, first and foremost, tells that story.How strange it is that this first letter should be written here in Guiana, in this little town called Mana, in particular circumstances that have delayed my writing to you but which, as such, also constitute a poetic sign. I am here with my friend the film director Guy Deslauriers, working on the shoot of a documentary about the sinking of a slave ship. Leusden was the vessel’s name. You certainly know this better than I do, how over the span of a few centuries these barbaric ships, thousands of them, have ripped away part of the soul of Africa; how millions of Africans have been engulfed in the abyss of the Atlantic; how those who could survive the Middle Passage have splashed the islands and the depths of the American continent with a mixture of blood, pain and screaming, which we still sense and hear, but which, in the poetic state that we share, emerge in flurries of creative energy. We do endeavor, each of us in our own way, each of us with our own art, to decipher these signs, so highly charged, clearly, with the potential to humanize what we are and what we are to become. Great suffering carries teachings. And compels us, too.

The horrendous vessel had already carried out numerous deportations. It had precipitated thousands of Africans into hell, and on this final voyage, it had come in sight of the coast of French Guiana on the 1rst day of January, 1738. It was headed for Surinam, and had originally cast off from The Netherlands. It had sailed along the West African coasts for months, collecting its miserable cargo from port call to port call, from Elmina, Ghana, in particular. It had managed to cross the Atlantic without too much difficulty apart from the intrinsic atrocity that pertains to such a voyage, until its arrival here, in the middle of a storm, curtains of fog and rain, on this coast where it ended up impaling itself on a sandbank, entering a syndrome of bad luck that will eventually cause it to slowly capsize. It appears that the whole crew had time to abandon the ship, but the captain — and this is where I am standing now writing to you — had ordered the hatches to be nailed shut so that the captives below deck could not escape the hold. Is the captain’s decision a matter of protecting his own life and the lives of his men, who undoubtedly would have been massacred by their victims? Could it be that he made this deliberate decision out of his own utter barbarism? Of what substance is a slave ship captain’s mind made? So it was that 664 Africans were left to perish in the hold, while the crew managed to escape aboard small sailing boats. The ship sank with them, all irretrievably sealed in, instantly immersed into oblivion, in this grave of a ship’s hold.

The dread in this story is that moment when the captain decides to order the hatches to be nailed shut; and to think that some of those sailors should comply, all the while hearing all the cries, rising from the abyss of the hold. That moment — is an eternity. In the history of mankind these eternity-moments of barbarity are countless. Everything that is human is capable of the worst and has often been found mingling with the worst. The slave-owning colonialist Western society has no specific flaw in this matter. What remains, it seems to me, is the imagination that presides over our acts: this blindness of mind, of sensitivity, of reason, of dignity, which at any time may subject us to those forces of darkness that we ourselves have created, that we inhabit as much as they inhabit us, and eventually dominate us. I am as much in the hold of the Leusden, screaming, as I am above deck nailing down the hatches. I am drowning in the waves rushing below deck, and I am escaping aboard the lifeboats sailing to Paramaribo. I am wrenched apart in that gap, hovering right above this darkest of shadows, which calls for new light. For another degree of humanization. Another music of the soul. An ardent, generous, improvisation of thought.

Brother, here I stand, in Mana, at the mouth of this river of tragedy, wafts of salt, dark of skies, I hear nothing but howling wind, carrion birds, coconut palm leaves singing their song, this wake of musicianless music that inhabits, I know this to be true, all kinds of music in the world. There is some strength in being here imagining this African presence bound to rusty irons and sightless sands, engulfed by patient mud, this presence there, wakeful and then some, commanding itself to our attention, compelling us to step beyond the crime in a just expression of art, commencing with just a song, a dance step, a gesture in music to make sure we forget nothing.

Yours.
Patrick Chamoiseau

 

letter 1 : William Parker to Patrick Chamoiseau

lettre 1 : William Parker à Patrick Chamoiseau

New York City, USA, 24. 11. 2021

New York City, USA, 24. 11. 2021

Dear Brother Patrick,

How do you make things right? How do we initiate the dance when there is no floor. The slave ship has no bottom. It just keeps going around and around, never making a circle. It is against the law for some people to even dream of freedom. There is no fertile soil to plant seeds of divine creativity. When I look out of the window, I see many people walking down the streets of New York — stepping into a world that is not real. That has never been real since the inception of this country. We used to call it the American nightmare. The poet Bob Kaufman would say the illusionary world. Schools without notebooks, just metal detectors and police to greet the students at the door. Where is our power? What was left to use indigenous reservations called housing projects, drugs, and alcohol at every corner? Everything that this brilliant minority touches (music, dance, literature, science), resonates and lifts us inside to a world called The Tone World. Things will remain imbalanced, and evil will continue to live. The impact of the past regenerates relentlessly across the globe.

We go inside to become superhumans filled with compassion, not to collect facts and figures rather eat and drink art that will get us to the next phase of our existence. Feel. Forgive, never forget, wash in the truth, drink and eat music, relish in being yourself — the message to everyone.
Believe in the fairytale, not capitalism. Back to the original thought, how do we make it right? How do we bring the dead back to life?
Maybe the goals are too lofty, but the communication conversation has created some sparks right now; it is just beginning. The weather here is starting to turn to get colder. This morning I was sitting in my car pretending I was in Vermont, sipping tea and making phone calls.
In all, it has been a good I sign off it’s time to practice. This letter is perhaps the beginning of the formula or redirection to the idea of acceptance with compliance.

William Parker

Patrick, cher frère,

Comment faire pour que les choses s’arrangent ? Comment initier la danse quand il n’y a pas de plancher. Le bateau d’esclaves n’a pas de fond. Il continue à tourner et à tourner, sans jamais faire de cercle. Il nie que certaines personnes puissent même rêver de liberté. Il n’y a pas de sol fertile pour planter les graines de la divine créativité. Quand je regarde par la fenêtre, je vois beaucoup de gens marcher dans les rues de New York – marcher dans un monde qui n’est pas réel. Qui n’a jamais été réel depuis la fondation de ce pays. Nous avions l’habitude de l’appeler le cauchemar américain. Le poète Bob Kaufman dirait le monde illusoire. Des écoles sans cahiers pour les élèves, mais avec des détecteurs de métaux et la police pour les accueillir à la porte. Que reste-t-il en notre pouvoir – avec ces réserves indigènes appelées HLM, avec la drogue et l’alcool à chaque coin de rue ? Tout ce que cette brillante minorité touche (la musique, la danse, la littérature, la science…), résonne et nous élève à l’intérieur d’un monde que j’appelle The Tone World. Les choses resteront déséquilibrées ; le mal continuera à prospérer. L’impact du passé se répercute indéfiniment à travers le monde.

Nous plongeons à l’intérieur de nous-mêmes pour devenir comme des surhommes emplis de compassion – pas pour collecter des faits et des chiffres, mais plutôt pour manger et boire l’art qui nous mènera à la prochaine phase de notre existence. Ressentir. Pardonner, ne jamais oublier, se laver dans la vérité, boire et manger de la musique, se réjouir d’être soi-même – voilà le message pour toutes et tous.
Croyez au conte de fées, pas au capitalisme ! Revenons à l’idée de départ : comment faire pour que tout aille bien ? Comment ramener les morts à la vie ?
Les objectifs sont peut-être démesurés, mais cette conversation et cette communication font jaillir quelques étincelles, en ce moment même, et elles ne font que commencer. Le temps ici est en train de se refroidir. Ce matin, j’étais assis dans ma voiture, et je faisais semblant d’être dans le Vermont, à siroter du thé et à passer des appels téléphoniques.
Dans l’ensemble, c’est un bon moment pour se remettre à pratiquer. Cette lettre est peut-être le début d’une reformulation ou d’une redirection vers l’idée même d’acceptation, en accord.

William Parker

lettre 2 : Patrick Chamoiseau à William Parker

letter 2 : Patrick Chamoiseau to William Parker

Le Lamentin, Martinique, 1. 12. 2021

Le Lamentin, Martinique, 1. 12. 2021

Frère,
Cher William,

Je suis finalement revenu chez moi, en Martinique, après cette saison en Guyane, à Mana. Les scientifiques n’ont pas retrouvé l’épave du négrier Leusden. Avec l’aide d’un drone, ils ont survolé au magnétomètre plusieurs hectares à l’embouchure du fleuve Mana, jusqu’à confirmer l’emplacement d’anomalies magnétiques significatives. Des plongeurs ont gratté la vase au-dessus d’elles, espérant retrouver quelques vestiges, même minuscules, pouvant évoquer la présence en dessous, à quelques mètres sous la vase, de cette épave du XVIIème siècle. Ils ont dû abandonner en raison d’ennuis techniques et des mauvaises conditions climatiques. Leur budget n’était pas suffisant et le matériel dont ils disposaient n’était pas très adapté aux conditions difficiles de cette embouchure. Ils reviendront l’année prochaine, en espérant avoir trouvé entretemps l’argent utile pour un matériel plus conséquent. Je pense, à ce propos, lancer une campagne de soutien international pour les aider financièrement dans la poursuite de cette quête.

Je suis toujours ému en songeant à ces anomalies magnétiques. Il s’agit sans doute d’une distorsion causée par un canon, ou des ferrailles couvertes de sécrétions coralliennes, peut-être des chaînes et des anneaux qui enserrent encore ce qui peut subsister comme reliques humaines après tant de siècles ; peut-être aussi de ces clous qui ont servi à condamner la cale et toute sa cargaison. Je suis resté souvent devant cette embouchure, eaux parfois calmes, parfois circulantes, parfois claires, mais le plus souvent habitées de vase noirâtre et de miettes végétales. Autour, les rives font mangroves et débuts de forêt, et le ciel est immense, plein des majestés régulières de l’aube et du crépuscule.
Le poète Edouard Glissant disait que, pour nous antillais, les paysages sont les seuls monuments. Il voulait dire ainsi que nos ancêtres jetés en esclavage, Amérindiens génocidés, et autres migrants forcés aux errances éternelles, avaient habité nos paysages paradisiaques, non seulement avec ce qu’ils y avaient planté pour échapper à la famine (jardins de survies, arbres nourriciers, plantes comestibles, fleurs symboliques), mais aussi avec les fécondations magnétiques de leurs souffrances, de leur sang, de leurs danses, leurs chants et leurs désirs. Pensant à cette épave, enfouie quelque part, je regarde cette embouchure comme un vaste monument. Un monument qu’il nous reste à nommer, et à rendre lisible.

Tu as mille fois raison de dire que les bateaux négriers n’ont pas de fond. Glissant et Césaire ont fait de leur cale une instance poétique considérable. Césaire y a situé le point de départ de son cri-négritude, et Glissant l’a érigé en gouffre — sorte d’abîme sans fond dans lequel les millions de captifs africains allaient se voir enfouis, ou se retrouver forcés de véritablement « renaître », renaître en terres antillaises et américaines, avec les seulement les « traces » qui leur restaient du grand pays perdu.

L’idée de gouffre suppose aussi que, dans cette horreur des bateaux négriers, le monde ancien s’est lui aussi effondré, ouvrant ainsi à notre ère contemporaine. C’est à partir de là que la colonisation occidentale allait ouvrir la voie au capitalisme triomphant, à la globalisation économique du néolibéralisme. Nous sommes plongés dans une religion de marchés où la consommation, les capitaux et les marchandises ont désormais plus d’importance que le devenir humain. J’aime bien l’idée que, dans le sillage des bateaux négrier, un autre monde est né, le nôtre, celui que nous avons à subir ou à vivre, à éprouver, à penser : à soumettre à nos propres créativités réunies en concert.

La créativité est essentielle pour un être humain. Chaque fois qu’une domination s’exerce, c’est d’abord la créativité qui disparaît, et quand elle disparaît c’est une adaptation mortifère à l’ordre dominant, aux forces dominantes, qui s’installent et qui règnent. C’est pourquoi toute imposition d’un ordre ou toute soumission à cet ordre est avant tout une stérilité. Dominants et dominés sont également frappés.

Dans les plantations américaines, les captifs africains qui se battront pour leur réhumanisation, le feront en grande partie avec et par la créativité. Créativité du danseur qui retrouve, par les grâces de sa chorégraphie, les mémoires de son corps. Créativité du joueur de tambour qui ramène, au cœur de la plantation esclavagiste, la polyrythmie africaine. Créativité du chanteur, qui retrouve de vieilles mélopées enfouies dans sa mémoire. Créativité du conteur qui construit de nouveaux langages avec les langues qui lui restent, et ce qu’il fait des langues qui vivent autour de lui. Cette créativité, cette résistance, se fera sur une base assez inattendue : base de l’individuation qui n’a plus le dispositif communautaire autour d’elle ; base de la polyrythmie qui déconstruit les assises du réel et qui ouvre à d’autres possible ; et enfin base de l’improvisation qui s’élève de l’expérience singulière de chacun, et que chacun exprime en se confrontant à l’expérience singulière des autres. L’orchestre de jazz en est une belle illustration : j’y vois des équations individuelles qui se rencontrent, dans un instant privilégié, sur la base d’une polyrythmie océanique, et qui improvisent, chacun en réaction à l’autre, chaque expérience se nourrissant au vol de l’expérience des autres. Les sociétés qui vont naître dans les Antilles et dans les Amériques seront de cette nature, faites d’un « esprit-jazz » en quelque sorte.
Pas de « sol » dis-tu pour la « divine créativité » ?
L’esprit-jazz — même si le terme « jazz » reste à interroger — est pour moi un sol inattendu, un terreau mystérieux très fertile.

J’aime bien l’idée du « cauchemar américain » que tu évoques si justement. Les USA ne sont rien d’autre que l’archétype de ce capitalisme planétaire qui a fait de nous des données économiques et des consommateurs. Il y a une sorte de mort collective là-dedans, une déshumanisation, que je perçois intensément, et contre laquelle je cherche, à chaque seconde, une alternative qui soit véritablement humaine. Le capitalisme nous domine tant qu’il nous est encore impossible d’imaginer une alternative globale à son règne, pourtant il faudra que nous le fassions. Cela s’impose sans doute à nos générations qui ne sont plus celles du constat et de la dénonciation, mais celles d’une impulsion à la créativité, à l’effervescence des imaginaires. J’accorde une importance capitale à la création culturelle, et donc aux arts, et donc au cinéma, et donc à la littérature, et donc à la musique… Ce sont autant de langages inouïs qui nous rapprochent des complexités du monde vivant, et qui, de ce fait, nous initient à de nouveaux possibles. Un musicien, quand il est puissant, connaît déjà la langue des arbres, du vent, des paysages, il entend les langues animales et même le soupir sans alphabet des pierres.
Un poète aussi.
J’aurais aimé être poète.
Quand j’écris, j’essaie d’être à l’écoute des langages oubliés. Toute langue contient plein de langages perdus, plein de hoquets en devenir. Toute langue comporte en elle toutes les possibilités de langues que l’humanisme à l’occidentale (qui s’est placé au centre de toutes choses, et qui s’est ainsi coupé de toutes choses) a oubliées, ou se montre incapable d’entendre, de lire ou de comprendre. C’est la base de notre tâche, me semble-t-il, que de parvenir à rêver au cœur même du cauchemar, rêver malgré tout (c’est-à-dire agir en créateur) jusqu’à ce qu’il s’effondre, et que la vie, les couleurs, les poèmes, la danse et la joie … nous reviennent avec la force des plus beaux cataclysmes intérieurs.
Les morts que nous avons à ramener à la vie ne sont pas ceux du passé. Ce ne sont pas ceux du Leusden qui gisent dans l’embouchure de la Mana. Les morts qui appellent, c’est nous-mêmes, rien d’autre que nous-mêmes. Et pour réanimer un corps, un esprit, un imaginaire ou une âme, une simple âme, toute la littérature, toute la musique, toutes les danses, tous les langages sont nécessaires, avec cette dose de folie qui confère à la sagesse ses horizons les plus précieux. Frère, si dans ton ciel un oiseau te fait signe, c’est sans doute moi, en salut, ou qu’un bruit inconnu te rappelle Miles Davis, en salut, tu peux répondre en souriant : ce n’est rien d’autre que moi…

Amitié,
Patrick Chamoiseau

Brother,
Dear William,

Here I am back home, Martinique, after quite a time spent in Mana, Guiana. The scientific team could not locate the wreck of the slave ship Leusden. They sent a drone equipped with a magnetometer to survey hectares of sludge and mud at the mouth of the Mana River, which confirmed the presence of significant magnetic anomalies. A team of divers then proceeded to scrape the mud above these anomalies, hoping to find some remains, albeit tiny ones, that might suggest the presence of this 17th century shipwreck underneath, only a few meters below the surface. Eventually they had to give up the search due to technical difficulties and bad weather conditions. Their budget was insufficient and their equipment ill-suited for the rough weather conditions at the mouth of the river. They will be back next year, hoping to have gathered enough money, by then, for better equipment. I am thinking of launching an international support campaign to help fund their mission.

The thought of these magnetic anomalies moves me deeply. They are probably the result of distortions caused by some cannon gun, or rusty irons covered with coral, or perhaps chains and links still clasped onto whatever human relics may remain after so many centuries underwater; perhaps even those very nails used to lock the hold down with all its cargo stuck inside. Oftentimes I have stood before this river mouth, gazing at the waters — sometimes still, sometimes running, sometimes clear, but mostly brimming with blackish mud and vegetal shreds. All around the banks grow mangroves and the outsets of a forest, and the sky above is an immensity, filled with the steady ever-returning splendor of dawn and dusk.
The poet Edouard Glissant wrote that the only monuments we do possess, here in the West Indies, are landscapes. What he meant by that was that our ancestors, those thrown into slavery, and the genocided Native Americans, and the migrants forced into eternal wanderings, they all inhabit these paradise landscapes, not only with what they’ve planted in these soils to escape starvation (survival gardens, nourishing trees, edible plants, emblematic flowers), but also with the magnetic fertilizations of their suffering, their blood, their dances, their songs and their desires. With the wreck in mind, buried some place below, I look at this river mouth and see a tremendous monument. A monument that is yet to be named — to be made legible.

How absolutely right you are when you say that slave ships are bottomless. In the works of poets Glissant and Césaire, the ship’s hold functions as a major poetic statement. The ship’s hold is where Aimé Césaire locates the starting point of his cri-négritude, his blackness-cry, while Edouard Glissant, of that same hold, made a gulf — a bottomless abyss of sorts, in which millions of African captives did end up either buried or forced into “rebirth”, a rebirth on these lands of the West Indies and Americas, with barely a few “traces” remaining from their past existence on the great lost continent.

This idea of an “abyss” also implies a collapsing of the ancient world into the horror of the slave ship, opening up the route to our contemporary era. From then on, Western colonialism would pave the way for the triumphant advance of capitalism and the globalized economy of neoliberalism. Our times are thus immersed in a religion of markets, in which consumption, capital and commodities have become more important than the becoming of mankind. I like this idea, however, that another world was born in the wake of those slave ships, and this world is ours, a world to be enjoyed or be inflicted upon, a world to experience, a world to ponder over — subjecting it to the chorus of all our creativities gathered in unison.

Creativity is the core of us human beings. Each time a controlling power is being exerted, each time the first thing to disappear is creativity. And when that happens, we are forced, fatally, into adapting to that dominant order, those dominant forces taking hold and controlling. Any imposition of an order, any submission to that order, will result above all in sterility. Those who dominate, and those who are dominated, being equally affected.

On the American plantations, the African captives who will fight to recover their own humanity, will do so mainly with and through their particular creativity. Creativity of the dancers who regain, in the grace of their choreography, the memories of their own bodies. Creativity of the drummer who, in the heart of the slave plantation, conjures back the African polyrhythm. Creativity of the singers who retrieve ancient chants from their long-buried memories. Creativity of the storytellers who weave new languages from the threads of their remaining scraps of tongues, and from the existing fabric of other local languages. This creativity, this resistance, happens rather unforeseeably. Unforeseen is indeed the individuation process, with no community system to lean on; unforeseen is indeed polyrhythm, which deconstructs all existing foundations, opening onto every other possibility; unforeseen is indeed improvisation, which rises from the unique experience of each individuality, expressing itself through a confrontation with the particular experience of others. The jazz orchestra is a wonderful illustration for this. I see individual equations gathering, in some extraordinary moment, an ocean of polyrhythmic sounds, all improvisation, calling-and-responding with each other, feeding on the fleeting presence of one another. The human societies created in the West Indies and the Americas are made of this stuff, this “jazz spirit” so to speak.
“No soil” for “divine creativity”, you reckon?
The spirit of jazz — keeping in mind how the word “jazz” itself remains questionable — is to me an unforeseeable soil to inhabit, such a fertile mysterious breeding-ground.

About this idea of an “American nightmare”, which you so rightly pinpoint — the United States are but the archetype of this planetary system called capitalism, which has transformed us into mere data-generators and consumers. This is some kind of collective death happening, a dehumanization, and yes I feel this intensely, and so I seek, against this, relentlessly, a truly human alternative. Capitalism controls us so tightly that it might seem impossible for us to imagine a global alternative to its reign — and yet we will have to. This is the crucial task of our generations, who can no longer stand in observation and protest, but need to seize the impulse to creativity, activate the ferment of imagination. Cultural creativity is of the essence — and thus all arts, and cinema, and literature, and music… Those are all extraordinary languages, bringing us closer to the complexities of the living world, and therefore initiating us to new potentialities. Great musicians know the language of trees, winds and landscapes, they hear the language of animals, decipher the sign-less sigh of stones.
Poets, too.
How I wish I were a poet.
When I write, I do try to listen to forgotten languages. Every language contains a multitude of lost others, like so many hiccups in the making. Any given language holds every possibility of all those languages that Western-style humanism (placing itself at the center of all things, and thus cutting itself off from all things) has forgotten, or is incapable of hearing, reading and understanding. It seems to me that our main task is to keep the dream burning at the very heart of the nightmare, dreaming in spite of all (in other words, create), until everything collapses… so that life, and colors, and poetry, and dance, and joy, may come back to us as the most powerful, spectacular, inner cataclysm.
The dead we have to bring back to life — they are not from the past. They are not lying in the belly of the Leusden wreck, lying in the mud at the mouth of the Mana River. The dead calling us now are ourselves, nothing else but ourselves. To reanimate a body, a spirit, an imagination or a soul, we just need all of literature, music, dance, language, and a certain amount of madness — which is wisdom’s most precious horizon. Brother, if some bird in the sky above your head ever beckons you, that bird is me, no doubt, greeting, and if a sound as yet unheard reaches you, reminding you of one Miles Davis, greeting, maybe just greet back with a smile and say: that sound is nothing else but me…

Yours ever.
Patrick Chamoiseau 

letter 2 : William Parker to Patrick Chamoiseau

lettre 2 : William Parker à Patrick Chamoiseau

New York City, USA, 5. 12. 2021

New York City, USA, 5. 12. 2021

Dear Patrick,

A fascinating adventure. Not having been there, I am intrigued with the prospect of finding a lost ship. For me, the consistent and most reliable thing has always been the water, sky, trees, and mountains connected to any place. Life sources that come out of nature, earth, and space. Trees grow from the bottom up, rain falls from the sky to the ground, sometimes interrupted by rooftops. I hope the French don’t think they own the sun or the moon, which sets and hovers over French Guiana. What was any country called before the imperialist arrived and changed things? I once argued about the existence of black Frenchmen. From my point of view, you were either from France or Africa or the Islands connected to Africa.

South America is quite distant from France. A trumpet named Jacques Coursil was born in Paris but of Martinique descent. A wonderful musician who showed me that it didn’t matter where he was from; what mattered was that he played great trumpet and somehow came into my sphere — bringing happiness to my life. The concept of colonialism is always problematic when the issue of freedom comes up what happens to the subjects — born in Africa, an Africa that belonged to France, England, or Belgium.

Europeans only wanted gold, diamonds, or any other natural resources available. What does it feel like to be unwanted except as a source of cheap labor? I suppose this is where the concept of compassion comes into play. The ability to feel the pain of others and be moved to alleviate that pain using any method of science, education, the art of living, and communication possible — feeling the moisture from the tears of orphans. 

The question is whether artifacts such as torture chambers amid wrecked slave ships, mummies, and pyramids ever advanced civilizations. In particular, the societies that built the slave ships. Art and artifacts are wasted on the rich When I pick a musician to play with, I don’t want to know what they sound like until we make the first sounds of the concert.

Previously I sent you a letter with concerns about making things better.

I realized yesterday life itself has a short span of existence. In America, what we call a short shelf life. I guess I am feeling a bit depressed. It seems not only are have many of my musical heroes died. Many of The musicians I grew up with and played with have also passed away. Jemeel Moondoc, Billy Bang, Roy Campbell, Jimmy Lyons, Henry Grimes, David S. Ware, Fred Anderson, Don Cherry, Rashied Ali, Milford Graves, Joseph Jarman, Frank Wright, Frank Lowe once alive now gone. All my life I had anticipated death. I even wrote a song, « Death has died today, Today death has died, and the world will never be the same God is in tears God is in tears ». The idea of healing the individual through art sounds and poetry. If we loved one another strongly enough, would death go away?

Death was part of life murder was not. Mistakes are also part of life prisons with steel bars are not. My answer to the problem? Sing! Embrace the beautiful to understand, accept, and unravel mysteries.

Best,
William

Cher Patrick,

Fascinante aventure. N’étant jamais allé par là-bas, m’intrigue la perspective de retrouver un navire perdu. Pour moi, les choses les plus constantes et les plus fiables ont toujours été l’eau, le ciel, les arbres et les montagnes, liés à un lieu quelconque. Les sources de vie qui proviennent de la nature, de la terre et de l’espace. Les arbres poussent de bas en haut, la pluie tombe du ciel sur le sol, parfois interrompue par les toits. J’espère que les Français ne pensent pas qu’ils possèdent le soleil ou la lune, qui se couchent et qui planent au-dessus de la Guyane. Comment s’appelait un pays avant que l’impérialiste n’arrive et ne bouleverse les choses ? Il m’est arrivé de discuter de l’existence des Français noirs. De mon point de vue, vous étiez soit de France, soit d’Afrique, soit des îles liées à l’Afrique.

L’Amérique du Sud est assez éloignée de la France. Le trompettiste Jacques Coursil était né à Paris, mais il était d’origine martiniquaise. Un musicien merveilleux qui m’a montré que son origine en tant que telle n’avait aucune espèce d’importance ; ce qui comptait, c’était qu’il jouait merveilleusement de la trompette et qu’il était entré dans ma sphère – qu’il apportait du bonheur dans ma vie. Le concept de colonialisme est toujours si problématique lorsque la question de la liberté est abordée : qu’advient-il des sujets nés en Afrique, une Afrique qui appartenait à la France, à l’Angleterre ou à la Belgique ?

Les Européens ne voulaient que de l’or, des diamants ou toute autre ressource naturelle disponible. Qu’est-ce que cela fait d’être indésirable, sauf en tant que source de main-d’œuvre bon marché ? Je suppose que c’est là que le concept de compassion entre en jeu. La capacité de ressentir la douleur des autres et de s’efforcer de la soulager en ayant recours à toutes les méthodes possibles de la science, de l’éducation, de l’art de vivre et de la communication – tout en sentant l’humidité des larmes des orphelins.

La question est de déterminer si des artefacts comme ces chambres de torture au plus profond d’épaves de navires négriers, des momies, des pyramides, ont jamais fait progresser des civilisations ? En particulier, les sociétés qui ont construit ces navires négriers. L’art et les artefacts sont gaspillés par les riches. Lorsque je choisis un musicien pour jouer avec lui ou avec elle, je ne veux pas savoir comment il ou elle sonne avant que nous ayons fait ensemble les premiers sons du concert.

Je vous ai précédemment envoyé une lettre dans laquelle je me demandais comment améliorer les choses.

J’ai réalisé hier à quel point la vie ne dure qu’un temps. En Amérique, ce que nous appelons une courte durée de vie. Je crois que je me sens un peu déprimé. Il semble que non seulement beaucoup de mes héros musicaux sont morts, mais que beaucoup de musiciens avec lesquels j’ai grandi et joué sont ont également disparu. Jemeel Moondoc, Billy Bang, Roy Campbell, Jimmy Lyons, Henry Grimes, David S. Ware, Fred Anderson, Don Cherry, Rashied Ali, Milford Graves, Joseph Jarman, Frank Wright Frank Lowe… autrefois vivants, maintenant disparus. Toute ma vie, j’ai anticipé la mort. J’ai même écrit une chanson à ce sujet : « La mort est morte aujourd’hui / Aujourd’hui la mort est morte, et le monde ne sera plus jamais le même / Dieu est en larmes Dieu est en larmes » . L’idée de guérir l’individu par l’art, les sons et la poésie. Si nous nous aimions suffisamment fort, la mort disparaîtrait-elle ?

La mort fait partie de la vie, le meurtre non. Les erreurs font aussi partie de la vie, mais pas les prisons et leurs barreaux d’acier. Ma réponse au problème ? Chantez ! Embrassez la beauté pour comprendre, pour accepter, et pour résoudre les mystères.

Bien à toi,
William

lettre 3 : Patrick Chamoiseau à William Parker

letter 3 : Patrick Chamoiseau to William Parker

Le Lamentin, Martinique, 7. 12. 2021

Le Lamentin, Martinique, 7. 12. 2021

Mon cher William,

Avant l’arrivée des colonialistes occidentaux, les peuples autochtones de la Guyane appelaient leur pays « Guiana », ce qui voudrait dire « terres des grandes eaux ». Ils avaient déjà compris que l’eau est la vie, et à quel point la luxuriance de la forêt était à l’origine des grandes pluies, des rivières et des fleuves nourriciers. La pensée animiste qui les inscrivait dans leur environnement, sans prééminence ni possessions, ne préfigurait-elle pas déjà celle que nous nous efforçons aujourd’hui de mettre en œuvre pour sauver la planète et nous sauver nous-mêmes ?

Mais c’est vrai que l’esprit colonialiste, la pensée occidentale, qui s’envisageait comme une solitude au monde, mettait déjà en œuvre, par ses génocides, ses conquêtes et ses dominations, un humanisme qui se détachera jusqu’à l’absurde de la nature et du vivant, au point extrême que nous connaissons aujourd’hui et qui est celui d’un écocide annoncé. Ils ont fait de la Guyane, comme de mon pays, la Martinique, des « terres françaises », c’est-à-dire des espaces administrés depuis Paris. Mais le terme « français » ne désigne que leur histoire coloniale, il ne dit rien de ce magma anthropologique où les peuples autochtones, des africains et des européens, se sont heurtés, fracassés, mélangés dans le système des plantations qui structurait les Amériques. « Français noir » indiquerait dans mon esprit : venu d’Afrique et emporté dans les roues dentées de la colonisation. Cela désigne donc, de mon point de vue, une complexité nouvelle qu’il nous faut interroger — ce que je fais dans la plupart de mes livres.

Je suis heureux que tu me parles de Jacques Coursil. Je l’ai bien connu. C’était un bon ami, un esprit génial, déroutant, à la fois linguiste, écrivain, poète, mathématicien, et en finale : musicien ! Il avait largement exploré ses potentialités humaines inouïes jusqu’à revenir, au crépuscule de sa vie, dans la seule expression de sa trompette. Elle était la seule, à mon sens, à pouvoir contenir, et accomplir, son intensité géniale. La musique peut bien entendu, tout comme la poésie, mais sans doute comme tous les arts, exprimer la complexité souvent inextricable des modalités de notre présence au monde. Ne penses-tu pas qu’habiter sa musique ou habiter son art, est sans doute la manière la plus sûre de conserver intacts nos potentialités et tous nos devenirs ?

Contre les persistances coloniales qui nous divisent encore en nationalités, qui nous assignent des frontières isolantes et meurtrières, qui nous obligent à réduire notre existence au monde, ne pouvons-nous pas — déjà, malgré tout, obstinément — opposer la géographie des arts : cette déterritorialisation qui rassemble tous les possibles dans une conscience créatrice, laquelle est le seul nom que peut entendre la liberté quand la dignité humaine est frappée. Ne le crois-tu pas ?

L’imaginaire colonial qui portait en germe celui du capitalisme, et qui, aujourd’hui triomphe dans notre monde, était avant tout une chosification de la nature, une réification du vivant, et donc, tout naturellement, une déshumanisation de l’humain. L’Afrique et la plupart des peuples non-occidentaux, en ont payé le prix fort. Nous pouvons, comme tu le dis, en tirer l’enseignement de la « compassion » : une faculté à vivre en effusion avec l’Autre. Pas seulement avec « l’étranger », avec ceux qui souffrent et qui appellent, mais avec tout le vivant, tout le non-humain. Notre devenir est tellement lié au devenir de tout le vivant que notre devoir ne serait-il pas d’abandonner l’humanisme vertical des occidentaux, pour un humanisme de compassion, une considération bienveillante et très humble, inclinée vers l’horizontale plénitude du vivant ?

Cette épave que nous recherchons en Guyane, avec tous ces hommes enchaînés, oubliés dans la vase, est le signe encore hurlant d’une barbarie qui a traversé les siècles. Elle a changé de forme et de violence, mais elle est encore là. Notre tâche aujourd’hui, est peut-être, de donner un autre sens au mot « civilisation ». Pas le sens glorieux que lui a donné l’acception occidentale (on voit bien comment cette prétendue lumière a cohabité avec des ombres effrayantes), mais un sens modeste, une tonalité de danse et de chant, qui signalerait simplement une balise d’accomplissement humain, ouverte à toute présence humaine et à tous les états du vivant, sans prééminence, sans conquête, sans domination. C’est une civilisation qui existe déjà un peu. Je l’ai longuement fréquentée dans les livres. La pensée des poètes, des philosophes et des grands écrivains, tout comme celle des maîtres spirituels, a toujours deviné qu’il nous fallait cette disponibilité de notre être et de nos vouloirs, au service de la plénitude de toutes les présences autour de nous. Les musiciens n’en sont-ils pas la preuve vivante ? Ai-je tort de penser que chaque musicien ne s’exprime, et ne vit véritablement, que dans le concert avec les autres ? Vivre ainsi, ne serait-ce pas déjà améliorer les choses ?

La tristesse dépressive est, je crois, le lot de ceux qui vivent longtemps. Ceux qui voient mourir, jour après jour autour d’eux, des êtres qui constituaient la toile affective sur laquelle leur existence accordait ses résonances. A mesure que la toile se troue, que des fils se brisent, que des absences se mettent à lanciner, nous nous sentons atteints, diminués. C’est aussi quelque chose que je ressens. Le seul moyen d’éviter l’amertume et le désenchantement, n’est-il pas de se persuader que leurs présences, leurs vibrations, circulent encore dans notre toile intime ? De se convaincre que ceux qui ont disparu sont des expériences de vie dont nous sommes désormais riches, je veux dire : qui amplifient ce que nous sommes, ou ce qui reste de nous ?

Les musiciens qui voient partir leurs compagnons d’expression, sont atteints de multiples manières, dans leurs affects, dans leur vie, et dans leur création. Je le comprends parfaitement. Pour les écrivains, c’est peut-être un peu différent. Mes premiers compagnons de vie et de création étaient souvent déjà morts. Je les rencontrais, dans les livres, et à travers les siècles. Ils sont restés toujours plus nombreux que mes compagnons contemporains. Mais dans les fièvres de mes lectures, tout le monde était, et reste encore, vivant dans ce qu’il y a de meilleur. Dans ce que j’ai écrit jusqu’à maintenant, je suis né des milliers de fois, je suis mort tout autant de fois, j’ai vieilli souvent jusqu’à la démence poétique, et je me suis perdu jusqu’aux usures dans des choix insensés. Mes compagnons ont toujours été autour de moi, aussi vivants que moi. Je pense que l’acte de création est un acte de vie, de vie très concentrée, qui ramène à chaque ligne des siècles d’existence, et nous les offre comme des décoctions de soleil, décoctions sauvages qu’il nous faut boire, à fond, malgré la brûlure immédiate et la leçon qui reste obscure.

Ta question est importante : aimer, s’aimer, oblige-t-il la mort à se retirer ?  Il y a tellement de vie dans l’Amour, tellement de dons, de détachement, et d’exigence intense ! Tellement de possibles contraires, solidaires, inextricables ! Je pense que c’est véritablement la seule chose qui puisse terrasser l’idée ordinaire que nous nous faisons de la mort. Quand l’Amour règne, ne demeure autour de nous que cette part de la mort qui ne fait que saluer et que soutenir la vie.

Frère, j’ai toujours aimé l’idée de vivre à la Beauté, vivre avec la Beauté. Mais la Beauté elle-même n’est-elle pas un mystère ? Depuis longtemps, je me suis habitué à vivre en essayant de ne jamais dissiper la houle des grands mystères qui enveloppent nos existences. Je me réjouis de ces mystères inépuisables, de ces œuvres de l’Art, de ces musiques, qui s’offrent à nous dans cette auréole invincible de mystère où loge toute connaissance.

Prends soin de toi.
Patrick

My dear William,

Before Western colonialists boarded that coast, changing its name to “Guyane française”, the Native people did call their land “Guiana”, a name which could translate as “land of the great waters”. The First Nations of Guiana understood water as the one source of all life, they understood the forest and its lushness as the requisite for great rains, streams and nourishing rivers. This animist system of thought, through which they perceived themselves as mere elements of their natural environment, being neither lords nor possessors of it — was that not a prefiguration of what we now try to retrieve in a desperate attempt to save both the planet and ourselves?

It is true, though, that the colonialist mind, the Western thought, which considered itself to be the sole human entity in the world, had already elaborated, by means of its genocides, conquests and dominions, this kind of “humanism” that would soon distance itself from nature and the living order, to the point of absurdity, this extremity that we are now experiencing as an ongoing ecocide and already announced mass extinction. And they’ve turned Guiana, as they did of my homeland, present-day Martinique, into a “French possession”, a territory to be governed from Paris. But the term “French” only designates their own colonial history, it says nothing of this anthropological magma in which Natives, Africans and Europeans all together collided, crashed against one another, and blended within the plantation system that would ultimately structure the societies of the Americas. “Black Frenchmen”, in my mind, would stand for individuals who, originating from Africa, were swept up in the cogs of colonization. So, to me, it denotes a new kind of complexity that we do need to interrogate — which I try to do in most of my books.

I’m glad that you mentioned Jacques Coursil. I knew him well. He was a good friend, a prodigious, baffling mind — a linguist, a writer, a poet, a mathematician — and such a musician! He had already widely explored his unbelievable human potential before he finally returned, in the twilight of his life, to the sole expression of his trumpet — which, I find, was ultimately the vessel that could truly contain and accomplish the whole of his brilliant intensity. Music can, of course, as can poetry, and all arts surely, express the frequently inextricable complexity of our being in the world. Don’t you think that dwelling in one’s own music, dwelling in one’s own art, is probably the surest way to keep all of our human potentialities, all of our becomings, unscathed?

In the face of a persistent colonialism, which continues to scatter us into different nationalities, forcing murderous isolating borders upon us, reducing our existence in the world, could we not — as of right now, in spite of everything, and adamantly — oppose a geography of the arts? I mean a deterritorialization, gathering all potentialities into an all-encompassing creative conscience — the only name to be heard, I believe, by freedom itself, in these times of constant attacks on human dignity. Don’t you think so?

The colonial system, which bore the seeds of capitalism as we know it today, triumphing throughout the world, was above all a commodification of nature, a reification of the living, and therefore, obviously, a dehumanization of human beings. African nations and most non-Western nations have paid a high price for this. From this, the lesson we could draw for our days, as you say, is that of “compassion”: the ability to live in empathy with the rest of the world. Not only with the “stranger”, with those who suffer and call out for help, but with all living things, all non-humans included. Our future is so closely linked to the future of all living things that it should be our duty to abandon the vertical humanism of the West for a humanism of compassion, a caring and humble consideration of the Other, inclining towards the horizontal plenitude of all living things.

This shipwreck that we are searching for in Guiana, with hundreds of chained human beings stuck in its belly, forgotten in the mud, this wreck is the ever-screaming sign of a barbarity that has spanned through centuries. This barbarity might have varied in form and violence, but it is still alive and thriving. Our task, today, is perhaps to seek another meaning for the word “civilization”. Not the glorious meaning it’s been endowed with by the Western thought (we see how easily these so-called enlightenments have been able to put up with dreadful shadows), but a modest meaning, a tone of dance or song, to simply serve as a signal, a beacon of human accomplishment, open to all human presences and all states of the living world, without pre-eminence, without conquest, without dominion over others. To some extent, this is a civilization that already exists. I have spent quite some time in its company, reading books. Poets, philosophers, great writers, and spiritual masters too, have always sensed this need that we have, as humans, to feel our entire beings and desires fully alert and receptive to all presences around us. Aren’t musicians a living proof of this prescience? Am I mistaken to imagine that musicians really express themselves fully, and truly feel alive, when playing in unison with others? Just living this way, for every one of us — wouldn’t that already make things better?

Depressive sadness, I believe, is the lot of those who live long. Those who, day after day, all around, will see the dying of the light in the beings whose lives used to make up the fabric on which they would tune up their own existence for resonance. As the fabric is being punctured, as its threads are being broken, as absences are starting to throb, we feel afflicted, we feel diminished. And this, I feel too. Could it be that the only way not to feel distressed and disenchanted, is to convince ourselves that the presence of our dear departed, their vibrations, still circulate in the intimate fabric of our own lives? To convince ourselves that those who have disappeared are now part of us, enriching us with their past life experiences, I mean amplifying what we are, or what remains of us?

Musicians who see the passing of their fellow artists will be deeply afflicted of course, and in many ways, emotionally as well as in their life and creativity. I can understand this perfectly. For writers, it might be slightly different. My first literary companions, in life and art, were often already dead when I made their acquaintance. I would meet them in books, and across centuries. To this day they continue to outnumber the contemporary fellow writers I feel close to. But in the fervor of my readings, every one of them was, and still is, very much alive, alive as can be. In every line that I have written so far, I was born a thousand times, and I died just as many times. I have aged repeatedly, to the point of poetic dementia, and in senseless choices I have lost myself, to the point of wear and tear. All through this, my literary companions, alive as I am, have never left my surroundings. I think the act of creating is truly an act of life, an extremely condensed kind of life, conjuring back centuries of existence with each written line, and offering them to us like brews of sun to sip on, wild brews that we ought to drink, thoroughly, no matter how instantly burning they taste, how obscure the lesson we retain.

You are asking a crucial question: could love, loving each other, be an antidote to death? Love requires so much living, so much giving, so much self-detachment as well as demanding intensity! So many opposing possibilities, closely interlinked and inextricable! I truly think that love is the only entity that can help us come to terms with death as we commonly think of it. When love surrounds us, all that remains of death is that part of it which only serves to salute and enhance life.

Brother, I’ve always cherished the idea of living in Beauty, living with Beauty. Yet, isn’t Beauty itself a mystery? I’ve long grown used to living my life trying never to dispel this swell of great mysteries that shrouds our existences. I rejoice in those inexhaustible mysteries, which we find enacted in works of art or music, offering themselves to us thus haloed with this invincible mystery, this home of all knowledge.

Take good care of yourself.

Patrick

letter 3 : William Parker to Patrick Chamoiseau

lettre 3 : William Parker à Patrick Chamoiseau

New York City, USA, 12. 12. 2021

New York City, USA, 12. 12. 2021

Dear Brother Patrick,

Sunday, December 12, 6:00 am
This past week was a rough one. I was looking through papers from April 4, 1978. the death certificate of my brother Thomas Parker jr. “cause of death Acute and chronic intravenous narcotism,” I realized since 1978, I took what we call the high road emotionally. I blocked this event out of my mind. He died and was gone, and he was returning. I could not attend the funeral because I was in the hospital bed with appendicitis. I did write some music sending it along for The alto saxophone Jemeel Moondoc and the violinist Billy Bang to play. I have no idea what happened; who showed up. My brother was not the most popular person in the family. I Thank god for an infected appendix. Upon seeing this death certificate, all the things I didn’t want to deal with were looking me in the face. Why didn’t I know he was shooting dope? Where was my head at? Why didn’t I save him? He was labeled the bad son, and I was labled the good son. I never liked that categorization I conveyed this opinion powerfully to some deaf ears. January 10, I will be 70 years old. My father died when he was 63, a year before my brother. So I was getting familiar with Death. It wasn’t going anywhere, but neither was life, so I had to make a choice. The more precise phrasing is life had chosen me because I certainly didn’t know what I was doing. I loved music and art, but I didn’t know what I was doing and didn’t know if I would ever know. Apparently, it doesn’t matter. Once again, love supersedes knowledge on most days. It is probably the same thing: seed, shell, plant, soil, water, and sunlight all one love.

Sunday morning, December 12, 7:03 am
It seems everybody lives their lives inside themselves. We are on the outside. They may even be outside of themselves. You are sending some nice words my way. The word is like a boat and I am sailing across the ocean on this boat and I don’t know how to swim. At this moment, I am on dry land. I hope all is well with you and you have a great day. Sunday is one of my favorite days. Things seem to slow down, and the sky is in a reflective mood. I will now get dressed and start the day. More to come very soon.

Best,
William

Cher Patrick, mon frère,

Dimanche 12 décembre, 6 heures du matin.
La semaine dernière a été assez rude. J’ai parcouru des documents remontant au 4 avril 1978 et au certificat de décès de mon frère Thomas Parker, Jr. « Cause du décès : narcotisme aigu et chronique par voie intraveineuse ». C’est là que j’ai réalisé que, depuis 1978, émotionnellement, j’avais pris ce que l’on pourrait appeler la voie la plus haute. J’ai bloqué cet événement au plus profond de mon esprit. Mon frère était mort, parti, et là il revenait. Je n’ai pas pu assister à ses funérailles, car j’étais coincé sur un lit d’hôpital, pour une appendicite. J’ai tout de même écrit un peu de musique que j’ai envoyée au saxophoniste alto Jemeel Moondoc et au violoniste Billy Bang pour qu’ils la jouent. Je n’ai aucune idée de ce qu’il s’est passé, de qui est venu. Mon frère n’était pas exactement la personne la plus populaire de la famille. Je remercie Dieu d’avoir eu un appendice infecté. En voyant ce certificat de décès, toutes les choses que je ne voulais pas affronter m’ont regardé en face. Comment ai-je fait pour ne pas deviner qu’il se droguait ? Où avais-je la tête ? Pourquoi ne l’ai-je pas sauvé ? Il était étiqueté comme le mauvais fils ; moi comme le bon. Je n’ai jamais aimé cette catégorisation et je ne me suis pas privé de le faire savoir avec force autour de moi, à des oreilles sourdes. Le 10 janvier, j’aurai 70 ans. Mon père est mort à 63 ans, un an avant mon frère. J’ai donc commencé très tôt à me familiariser avec la mort. Elle n’allait nulle part, mais la vie non plus, alors j’ai dû faire un choix. Une formulation plus précise serait que la vie m’a choisi, parce que je ne savais pas au juste ce que je faisais. J’aimais la musique et j’aimais l’art, mais je ne savais pas ce que je faisais, et je ne savais pas si je le saurais un jour. Apparemment, cela n’a aucune importance. Une fois de plus, et comme la plupart du temps, l’amour l’emporte sur la connaissance. C’est probablement la même chose : la graine, la coquille, la plante, le sol, l’eau et la lumière du soleil, tout cela ne forme qu’un seul amour.

Dimanche matin, 12 décembre, 7h03.
On dirait que tout le monde vit sa vie à l’intérieur de soi. Mais nous sommes à l’extérieur. On peut même être à l’extérieur de soi-même. Tu envoies de bien belles paroles de mon côté. Le mot est comme un bateau et je navigue sur ce bateau, à travers l’océan, alors que je ne sais pas nager. En ce moment, je suis sur la terre ferme. J’espère que tout va bien pour toi, et que tu passes une bonne journée. Dimanche est l’un de mes jours préférés. Les choses semblent ralentir et le ciel est d’humeur réfléchie. Je vais maintenant m’habiller et commencer la journée. Je t’en dirai plus très bientôt.

Tout le meilleur,
William

lettre 4 : Patrick Chamoiseau à William Parker

letter 4 : Patrick Chamoiseau to William Parker

Le Lamentin, Martinique, 15. 12. 2021

Le Lamentin, Martinique, 15. 12. 2021

Mon cher William,

C’est vrai que la perte d’un proche nous culpabilise toujours. On se demande toujours si on l’a assez aimé, et surtout si on le lui a dit suffisamment. J’ai perdu récemment un frère et une sœur. J’ai eu à ces occasions les mêmes questions et les mêmes craintes. J’ai eu aussi la sensation que ma présence dans le monde semblait doucement diminuer. Notre « être » seul ne saurait nous résumer. Nous sommes faits de ceux qui nous sont proches, et de ceux que nous aimons.

De fait, ceux que nous aimons nous élargissent, comme une aura, et même si nous ne les voyons pas tous les jours, même si nous ne leur disons jamais assez à quel point on les aime, ou même si nous n’avons pas eu toutes ces petites attentions qu’il aurait fallu avoir au moment où il le fallait, nous prenons conscience que notre « bien-être » (c’est à dire : ce qui nourrit profondément notre « être ») comportait leurs présences, mêmes impalpables, même silencieuses. Ceux que l’on aime font partie de nous, comme une extension de paysage, un paysage que nous habitons et qui nous habite, une onde qui enfle dans le passage des vents ou l’envolée mélodieuse des oiseaux.

Mais j’ai appris aussi que la perte des êtres chers nous laisse de l’indicible et de l’informulable. Une « présence » nourrissante faite des plus beaux souvenirs, faite de rires et de petits moments insignifiants qui deviennent de rafraîchissantes mélodies. Un peu comme ces feuilles, ces fleurs et ces fruits, qui naissent à la suite des cyclones.

J’ai appris aussi (moi qui viens d’avoir 68 ans le 3 décembre) que la vie est faite d’ombre et de lumière. Si l’ombre lui manque, si la douleur lui manque, si la perte n’a pas fissuré sa surface, alors la lumière, notre lumière, notre « vivre », perd de son éclat, de ses résonances, et surtout de ses profondeurs. Baudelaire, ce maître des douleurs, se comparait parfois à une cloche fêlée. Le son de la cloche intacte est puissant. Celui de la cloche fêlée distille une distorsion, un tressaillement de fragilité qui me semble être une force, ou une connaissance — disons : « quelque chose en plus » —, et que seules les frappes de la vie accordent à celui qui vit longtemps, ou qui survit aux autres. Chaque fois que j’entends une cloche d’église dans une aube ou dans un crépuscule, je pense à cette fêlure. J’y pense aussi quand je vois, que j’entends, ces petites cloches qui accompagnent les polyrythmies des musiques antillaises. J’en ai joué dans les orchestres où j’accompagnais mon frère. La cloche est parfaitement inutile, elle virevolte autour de l’essentiel comme des ailes folles, elle renforce les rythmes mais elle signale aussi un « en-dehors » de l’intention du morceau qui se joue. L’expression est bien plus puissante quand elle accueille en elle des « en-dehors », des inutilités étincelantes.

Ce que j’écris, je le sais aussi, prend à chaque disparition (tout comme la cloche fêlée) des échos cassés, des résonances nouvelles, des épaisseurs troubles, des ombres sans fond, comme une augmentation de ce que je m’efforce d’exprimer par ce qui ne peut plus se dire. Cela ne m’étonne donc pas que tu aies eu recours à la musique face à la perte de ton frère. Dans les deuils, moi j’ai recours à de petits poèmes, des textes chiffonnés, petits organismes bizarres tombés de l’alphabet, qui parfois n’ont pas de sens, qui ont juste servi à canaliser une émotion, à l’évacuer je ne sais où. Ces petits organismes (qu’il serait abusif d’appeler « poèmes ») portent simplement un instant douloureux qui se voit à la fois « fixé » et « dépassé ». Ils capturent ainsi dans l’imprononcé, dans l’imprononçable, quelque chose qui s’en va et qui, en même temps, s’installe, s’approfondit, qui s’élargit en moi, et qui me reste.

J’ai découvert cette manière de faire chez moi un peu sans surprise. Je l’avais déjà identifiée dans la création de nos ancêtres durant les temps esclavagistes. Ils créaient dans la mort, avec la mort, malgré la mort, et cela décuplait dans leurs œuvres des incandescences vitales. Les chants de travail, les blues, les gospels, les marches funèbres de la Nouvelle Orléans, les musiques improvisées, aussi « décomposées » que « composées », (toutes ces musiques créatives indomptables que le mot « jazz » essaie de désigner) m’ont toujours semblé naviguer sur des accents de douleur et d’espérance qui se transforment en forces. Ces musiques nous enseignent depuis longtemps que toute création est un inextricable d’ombre et de lumière, et que celui qui a souffert, celui dont la vie a dénudé de nombreuses branches, détient la puissance des grandes cloches fêlées — celles que les crépuscules écoutent et que les aubes saluent.

Dans « La chanson du mal aimé », Guillaume Apollinaire, cet autre maître des douleurs, gémissait ceci :

Moi qui sais des lais pour les reines
Les complaintes de mes années
Des hymnes d’esclave aux murènes
La romance du mal aimé
Et des chansons pour les sirènes

L’amour est mort, j’en suis tremblant

La perte soulève au plus profond du créateur, de vieux chants, des complaintes, des hymnes, ritournelles et romances. Il en tremble car c’est une énergie nouvelle qui lui offre, en même temps, le sol boueux et les clartés du ciel. Là où l’amour naît, mais aussi là où il défaille, ses ondes désignent en nous de vastes paysages et des possibles inouïs. Tu as donc raison de dire qu’il y a là une transcendance de la « connaissance ». Nous n’en finissons pas de naître et de renaître dans les cartographies de nos manques, les bibles ouvertes de nos pertes et de nos amours. Comme nous aurions été appauvris sans les obscurités et les souffrances qui aiguisent en nous la simple vertu d’aimer !

Frère, ici le mois de décembre s’est installé. C’est le temps des pluies et des vents frais. Le ciel conserve le bleu des temps de sécheresse mais une humidité bienveillante nous enveloppe, et fait tout briller. La nuit, la lumière des lampadaires publics ou des guirlandes de Noël est démultipliée dans les gouttes d’eau et les rosées luisantes. Les nuits de décembre sont les plus belles. Elles détiennent la mémoire encore vive de l’année écoulée, et la saveur anticipée des possibles qui bourgeonnent aux lèvres encore mal dessinées de l’année nouvelle.

Prends soin de toi, prends soin de tout.
Patrick

My dear William,

Certainly the loss of a loved one will make us feel guilty. We wonder if we loved them enough, and if we told them enough that we loved them. I recently lost a brother and a sister. Those same questions and fears welled up in me. I also felt my presence in the world slowly diminishing. Our “being” alone does not completely define us. We are made of all those we feel close to, all those we love.

In fact, those we love expand us, like an aura, and even if we don’t see them every day, even if we never do tell them enough how much we love them, or even if we didn’t get all those little attentions that we felt we should have got from them when we needed them, after they pass we become aware that our “well-being” — I mean, what profoundly nourishes our “being” — included their presence, albeit impalpable, albeit silent. Those we love are part of us, like an extension of the landscape, a landscape for us to inhabit and which inhabits us, a wave swelling under the winds, or the sweet-sounding flight of birds.

But I’ve also learned that the loss of loved ones leaves us with something unspeakable, inexpressible. A nourishing “presence” mostly made of beautiful memories, made of laughter and small insignificant moments that become bracing melodies inside. A bit like those leaves, flowers and fruits that shoot out on trees right after a cyclone.

I’ve learned, too — I turned 68 on December 3rd — that life is made of both light and shadow. If it lacks shadow, if it lacks pain, if loss has not cracked its surface, then the light, our light, our “being alive”, loses its brilliance, its resonance, and most of all its depths. Baudelaire, that master of sorrows, sometimes compared himself to a cracked bell. The sound of a bell, when intact, is a powerful thing. The cracked bell, however, distils a distortion, a twitch of fragility that seems to me rather a strength, or some knowledge — or just: “something more” — which life’s blows will grant to those who live long, or those who outlive others. Every time I hear a church bell at dawn or dusk, I think of that crack. I also think of it when I see and hear the small bells they play in the polyrhythmic music of the West Indies. I used to play those bells myself, in my brother’s band, sometimes. They are actually perfectly unessential, like crazy wings twirling around what really matters, backing the rhythms for sure, and also signaling a certain “outside” in the intention of the piece being played. The expression is all the more powerful when it allows in this “outside of the matter”, this superfluous sparkling.

My writing, each time a disappearance occurs — I know this too — will take on broken echoes, new resonances, murky densities, bottomless shadows, as though amplifying, just like the cracked bell does, what I am trying to express through what can no longer be said. It does not surprise me that music was your answer to the loss of your brother. In bereavement, I resort to little writings, crumpled texts, strange little “things of words” falling out of the alphabet, with sometimes no meaning at all, serving just to channel an emotion, draining it off who knows where. These small things — which I couldn’t possibly call “poems” — exist to simply encapsulate a painful moment that feels both “permanent” and “past”. In the unuttered, the unutterable, they sort of capture something that disappears and at the same time settles, deepens, expands in me, and eventually stays with me.

I was not exactly surprised, either, to find myself dealing with grief in this way. This is something I had identified in what our ancestors created in times of slavery. They were creating art in the midst of death, creating within death, creating in spite of death — thus increasing tenfold the vital incandescence of their works. These work songs, blues, gospels, New Orleans’ funeral marches, improvised sessions of music, as “decomposed” as they are “composed” — this indomitable musical creativity that the word “jazz” tries to convey — have always strike me as being sort of sailing on surges of both pain and hope, turning them into strength. This music has long taught us how all creation is this inextricable web of light and shadow, and that those who have suffered, those whose life-trees were ripped of so many branches, actually hold the power of great cracked bells — the ones that dusk listens to, the ones that dawn greets.

In his “Song of the Poorly-Loved”, Guillaume Apollinaire, another master of sorrows, moaned this:

I who know lays made for queens
The sad strains of my days
Hymns slaves made to the moray
The ballad of the poorly-loved
And songs for the sirens

Love’s dead I’m trembling for it…*

From deep within a grieving creative being, loss will stir up ancient chants, laments, hymns, ritornellos and romances. Surely they will tremble, for this is new energy offering both muddy ground and brightness of sky. Where love springs, where love falters, its waves point us to vast landscapes and extraordinary possibilities. You are so right, there, to describe this as a transcendence of “knowledge”. We are constantly born and reborn throughout the mapping of our failings, throughout the open bibles of our losses and loves. How depleted we would be without the darkness and the suffering, which polish in us the simple virtue of loving!

Brother, December has already set in. It is a time of rain and cool breezes, over here. The sky retains the blue of dry seasons, but a munificent moistness surrounds us, making everything shine. At night, the glow from streetlamps and Christmas lights multiplies in drops of rain and shimmering dew. December nights are the most beautiful of all nights. They hold the still vivid memory of a past year, as well as the anticipated flavor of possibilities budding at the barely sketched lips of a new year.

Take good care of yourself, take good care of everything.
Patrick

* Translated by Jack Hayes © 2010

letter 4 : William Parker to Patrick Chamoiseau

lettre 4 : William Parker à Patrick Chamoiseau

New York City, USA, 18. 12. 2021

New York City, USA, 18. 12. 2021

Dear Brother Patrick,

I’m back on track. Sorry about the sad vibe of my previous letter. In reminiscing about old death, I am off guard. The situation left me open to rehydrate some old tears that were already dry but not forgotten. Later I was killing time by watching television. Out of nowhere, Frank Sinatra and Dean Martin appeared, making fun of Sammy Davis Jr., Followed by Bing Crosby singing white Christmas then trying to sing like Louis Armstrong. A drama series made for television in 1977. Based on Alex Haleys’ book Roots was released in 1976, as you know, it was the Hollywood version of black history. They were telling the story of a black family from Africa to America. Through the eyes of white producers, They even used black actors and actresses. “Roots” brought out both pride and anger in black people. While erasing any guilt from the conscience of white America, Race, as you know, is a long way from being resolved. The question is, what will happen in the future? We ponder these questions while it is ultimately about the moment. Yes, leave some clean air and water for those yet born. Even racists and haters need air and clean water. It is better to live than to talk philosophy about living. The answers are inside the gifts—things like kindness, giving, discovery, and the art of helping people. Reverence, respect, for all human beings, this song is singing bright, and it is the one that illuminates dark skies.

I received your book* in the mail yesterday, it looks powerful and poignant.
I am looking forward to reading it. Today is Saturday, music day in the house, listening to music as we work cleaning and organizing for the holidays.

Two little excerpts from liners from my Cd:

1) « Crumbling in the Shadows Is Fraulein Miller’s Stale Cake »
« Fraulein Miller owned about 200 slaves in South Carolina. Legend has it she was a benevolent master who would save pieces of stale cake for the slaves from time to time. This was something she was very proud of. Then one-day several slaves made their way into the kitchen stealing large knives. They had made the decision to cut the throats of the overseers and escape. At the crucial moment just before bloodshed was to occur they heard the sound of a low string instrument, it was a bass being bowed and the music was like a dance but you couldn’t dance to it without listening and you couldn’t listen without feeling it. These displaced and tortured Africans held out their arms, they intertwined them like branches from a tree. Becoming unified as one voice they looked in the slave master’s eyes turning and walking off the plantation into the horizon never to be seen again. »

2) « Winning Wars »
« We did not win the Civil War, World War I, World War II. We did not win the Korean War or the conflict in Viet Nam. Nor will we win the invasions of Afghanistan or Iraq. How can we call killing millions and millions of Humans Beings victory? The survivors are left mutilated, crippled and emotionally scarred. The victors are also maimed and have become the living dead. To date, not one dead person has ever come back to life by murdering another. »

Peace and sincerity
William

* « The Old Slave and The Mastiff », by Patrick Chamoiseau (English translation by Linda Coverdale)

Patrick, cher frère,

Me voilà de nouveau sur les rails. Désolé pour les tristes tonalités de ma précédente lettre. En me remémorant ces anciennes disparitions, j’ai été décontenancé. Et cette circonstance a trouvé le champ libre pour réhydrater quelques vieilles larmes déjà sèches, mais certes pas oubliées. Plus tard, j’ai tué le temps en regardant la télévision. Frank Sinatra et Dean Martin ont surgi au milieu de nulle part, pour se moquer de Sammy Davis Jr, suivis de Bing Crosby entonnant le Noël des Blancs avant de s’essayer à chanter comme Louis Armstrong. Puis une série dramatique réalisée pour la télévision nord-américaine en 1977. Basée sur le livre d’Alex Haleys, Roots, publié l’année précédente, comme tu dois le savoir : soit la version hollywoodienne de l’histoire des Noirs. L’histoire d’une lignée noire, d’Afrique en Amérique. À travers les lentilles de producteurs blancs, mais en utilisant des acteurs et des actrices noirs. Roots a néanmoins fait ressortir la fierté et la colère des Noirs, simultanément. Tout en effaçant toute culpabilité de la conscience de l’Amérique blanche, tant la question raciale, comme tu le sais aussi, est loin d’être résolue. La question est bien de savoir ce qui se passera à l’avenir. Et nous y réfléchissons alors qu’il s’agit en fait du moment présent. Oui, pensez à laisser de l’air pur et de l’eau potable pour celles et ceux qui ne sont pas encore nés. Même les racistes et les haineux ont besoin d’air pur et d’eau potable. Il est préférable de vivre que de parler de philosophie de la vie. Les réponses se trouvent dans les offrandes – des choses comme le don, la gentillesse, la découverte, et l’art d’aider les gens. Et l’estime, le respect pour tous les êtres humains : cette chanson chante avec éclat, c’est elle qui illumine les cieux sombres.

J’ai reçu ton livre dans le courrier hier*, il semble puissant et poignant. J’ai hâte de le lire. Aujourd’hui, c’est samedi, jour de musique à la maison : nous écoutons de la musique pendant que nous travaillons à nettoyer et à nous organiser pour les vacances.

Pour toi, deux courts extraits des notes de pochette de mon disque…

1) Crumbling in the Shadows Is Fraulein Miller’s Stale Cake (« Le gâteau rassis de Fraulein Miller s’effrite dans l’ombre »)
Fraulein Miller possédait environ 200 esclaves en Caroline du Sud. La légende dit qu’elle fut un maître bienveillant, qui gardait de temps en temps des morceaux de gâteau rassis pour les esclaves. C’était une chose dont elle était très fière. Un jour, plusieurs esclaves sont entrés dans la cuisine et ont volé de grands couteaux. Ils avaient décidé d’égorger les surveillants et de s’échapper. Au moment crucial, juste avant que le sang ne coule, ils ont entendu le son d’un instrument à cordes graves, une contrebasse jouée à l’archet ; cette musique était comme une danse, sauf qu’on ne pouvait pas danser dessus sans l’écouter, et on ne pouvait pas l’écouter sans la ressentir. Ces Africains déplacés et torturés ont tendu leurs bras, ils les ont entrelacés comme les branches d’un arbre. Unis comme une seule voix, ils ont regardé Fraulein Miller dans les yeux, se sont retournés, et ils ont quitté la plantation, ils ont disparu à l’horizon pour ne plus jamais être revus.

2) Winning Wars (« Gagner des guerres »)
Nous n’avons pas gagné la guerre civile, la Première Guerre mondiale, la Deuxième Guerre mondiale. Nous n’avons pas gagné la guerre de Corée, ni le conflit au Vietnam. Nous ne l’emporterons pas non plus après les invasions de l’Irak ou de l’Afghanistan. Comment pouvons-nous appeler victoire le fait de tuer des millions et des millions d’êtres humains ? Les survivants restent mutilés, estropiés, marqués émotionnellement. Les vainqueurs aussi sont mutilés, deviennent des morts-vivants. À ce jour, aucun mort n’est jamais revenu à la vie en tuant quelqu’un.

Paix et sincérité,
William

* « L’esclave vieil homme et le molosse », de Patrick Chamoiseau (traduction anglaise de Linda Coverdale)

lettre 5 : Patrick Chamoiseau à William Parker

letter 5 : Patrick Chamoiseau to William Parker

Le Lamentin, Martinique, 27. 12. 2021

Le Lamentin, Martinique, 27. 12. 2021

Mon cher William,

Nous avons tous ces moments ou de vieilles choses nous reviennent, surgies d’une fosse de notre esprit, pour nous envahir avec ce que nous pensions avoir oublié, ou dépassé.

J’ai toujours pensé que la mémoire était en grande partie une cartographie du sensible, un paysage qui provient directement des aventures de notre cœur, et qui nous habite autant que nous l’habitons. Ce paysage n’appartient pas à la zone consciente de notre esprit, mais à la zone subconsciente où se retrouvent entremêlés notre « inconscient individuel » et notre « inconscient  collectif ». Je me suis toujours dit aussi que les autres parts de l’esprit que sont « l’imagination » (capacité à réagencer les données du réel) et « l’imaginaire » (ce qui nourrit nos choix, nos actions, nos peurs et renoncements) s’alimentaient à notre paysage sensible, et que plus ce paysage était vaste, intense — plus il conservait les vestiges de petits désastres, de souffrance, de douleurs, d’inondations et de sécheresses, plus il était chargé des grands souffles de la joie ou de l’écume des petits bonheurs — mieux notre imagination et notre imaginaire étaient puissants.

Lorsque j’écris (et je pense que c’est pareil pour toi quand tu crées de la musique), c’est la cartographie du sensible qui se met à miroiter, à surgir non pas dans ce dont je suis conscient (on n’est conscient de rien au moment de l’acte créateur) mais dans la jonction de toutes les zones de mon esprit et de toutes celles de mon corps. En fait, j’écris avec ce que j’ai vécu de la manière la plus intense, et avec ce que je soupçonne, ou que je crois percevoir de la vie. Tous les arts, sans exception, nourrissent aussi notre cartographie du sensible ; fréquenter des œuvres de l’Art c’est en fait vivre à un degré supplémentaire, c’est éprouver au sens le plus complet de ce terme, c’est accueillir des formes de connaissance informulable qui nous nourrissent autant que toutes les autres formes de connaissance. Et parmi l’arc-en-ciel miraculeux des arts, je distingue la vibration de la musique, qui est puissante, et qui rejoint celle de l’écriture en ce sens que tout écosystème sonore est avant tout un langage. Frère, je crois que la musique « connaît » ce qui existait avant l’usage de la parole, avant le déploiement des langues ; elle constitue un mode de perception du réel que les langues possèdent aussi en elles, et que l’écrivain recherche lui aussi, désespérément, en essayant de ramener dans ce qu’il écrit, un au-delà de l’alphabet, un au-delà de la langue elle-même. Ecrire vraiment, ce n’est pas dire, c’est faire langage.

J’aime bien aussi que l’on dise « jouer » de la musique. On aurait dû le dire aussi pour la littérature : « jouer » de l’écriture ! L’idée du jeu est fondamentale ; elle signale qu’il y a là de la joie, de l’allégresse, de l’enthousiasme, de la fuite, de l’inspiration, de la cassure et de la distorsion … un peu comme dans ces machineries qui déraillent parce qu’il y a du « jeu » dans leurs rouages. Créer, c’est fondamentalement « jouer ».

Frank Sinatra Dean Martin, de Sammy Davis Jr, Bing, Louis Armstrong… ces noms que tu as évoqués ont éveillé en moi de lointains plaisirs d’enfance, de vieilles fascinations adolescentes. D’immenses fiertés aussi. Les gens de ma jeune génération redécouvraient dans ces années-là qu’ils étaient noirs, et ils le redécouvraient avec autant se bonheur que de stupeur. Nous vivions en ce temps-là avec l’Afrique refoulée en nous, avec aussi la négation presque totale de notre phénotype nègre ; et rompre avec ces aliénations, les dépasser, n’était pas chose aisée. Pour moi, il a fallu toute la poésie de la négritude, tous les mouvements des black-panthers, tous les recours à la violence et à la non-violence, tous les combats contre l’apartheid en Afrique du sud, et bien entendu toutes les luttes anticolonialistes qui ont constitué l’horizon de mon adolescence et de mes premières années militantes.
Mais en fait, c’est le monde entier que ces personnages ont nourri. Même les racistes blancs les adoraient. La puissance des USA, l’imposition de leur modèle de développement à la totalité du monde, ne provient pas seulement de leur puissance économique, mais aussi et surtout de leur haute capacité à diffusions culturelles. Ce pays a inondé le monde de ses choix et de ses explorations esthétiques, et cela a provoqué (malgré les copies stériles et les mimétismes lobotomisants) des créations originales, et une revivification de bien des esprits abîmés. Je pense que la force prégnante des USA provient du fait que leur production culturelle était habitée de diverses expériences sensibles (toujours notre fameuse « cartographie du sensible ») qui leur conférait une aptitude immédiate à refléter le monde dans ce qu’il allait devenir —  quand je dis » expériences sensibles » je pense aux intensités créatives des  natifs américains, à celles de la condition nègre, à celle de toutes ces immigrations qui n’ont jamais cessé de nourrir l’âme secrète de la monstruosité économique dominante. La création culturelle étasunienne a dépassé de loin, et pour longtemps, la pauvreté morale, l’indigence éthique, sur laquelle cette puissance s’est constituée. Le bel exemple de ce dépassement c’est Faulkner qui, avec toute l’obscurité raciste et arriérée du Sud des USA a produit ce que la littérature du 20ème siècle a de plus déterminant. 

J’aime bien cette image de « gâteau rassis » que l’esclavagiste paternaliste conservait pour ses esclaves. Ce qui demeure comme irréductible humain en nous (comme carte du sensible) peut prendre toutes les formes, y compris celle d’un « gâteau rassis ». Et cela ne m’étonne pas non plus que ces esclaves qui allaient fuir aient été rappelés à leur propre humanité en écoutant simplement quelques notes de musique. Leur décision de fuir était déjà une renaissance à eux-mêmes, et c’est cette renaissance qui a conféré à chaque note de musique la force du soleil.

Prends soin de toi, et prends soin de ta musique.

Patrick. 

My dear William,

We all go through times when old things come back to haunt us, popping out of some pit of our mind, overwhelming us with what we thought forgotten, or outgrown.

I have always considered memory as a kind of vast mapping of our sensitive being, some landscape directly shaped by the ventures of our heart, and which dwells within us as much as we dwell within it. Such a landscape does not belong to the conscious areas of our mind, but to that place in us where our “individual subconscious” as well as our “collective subconscious” are intertwined. I have also always reckoned that these other parts of the mind — our “imagination” (which is our ability to personally rearrange reality’s data) and our “imaginative world” (which nourishes all our choices, actions, fears and renouncements) — are fed by that particular landscape of our sensitive being, and hence, the more extensive and intense this landscape develops in us — the more it clings to the remains of days gone by, the more preserved these remnants of our small disasters, sorrows, painful floods and droughts, the more loaded with the great breathing of happiness or the froth of small joys — the more powerful that imagination and imaginative world of ours will be.

When I write (and I do believe that might be true for you too, as you create music), this mapping of my sensitive being begins to shimmer, and eventually it emerges, not as something I would be conscious of (there can’t be any conscious knowledge of anything in the very act of creating) but at the junction of all the different sensitive areas of my mind and body. In fact, I write with everything that I have experienced in the most intense manner, and with what I sense — or believe I sense — that life is. All arts, without exception, thus feed the mapping of our sensitive being; to spend time among works of art is, indeed, to experience life to an additional degree — that is, to experience in the fullest sense of the term; to welcome forms of ineffable knowledge that will feed us as much as all other forms of knowledge. And in the miraculous rainbow of all arts, I set apart the vibration of music, this powerful vibration, which in my mind adjoins that of writing, in the sense that every ecosystem of sound, above all, is language. Brother, I believe that music “knows” what existed before anything was even speakable, before the very advent of languages; music constitutes a perception of reality that languages also possess, hidden within, and this is what writers also seek, desperately trying to retrieve, in their writing, something that exists beyond all alphabets, beyond language itself. Writing, really, has nothing to do with saying — to write is to make language.

We say that we “play” music. I wish the same could be said of literature: “to play writing”! The very idea of playing is fundamental; it says something of that joy, elation, thrill, escape, inspiration, break and distortion, all of which inhere to the creative gesture — that breaking loose — a bit like those engines that go off the rails because something is working loose in the cogs, the engine “playing” up… To create, fundamentally, is to “play”.

Frank Sinatra, Dean Martin, Sammy Davis Jr, Bing Crosby, Louis Armstrong… These names you’ve mentioned have awaken memories of remote indulgences of my childhood, old adolescent fascinations. And such pride, too. The people of my generation were rediscovering their blackness, in those years, and they were rediscovering it with as much happiness as amazement. At that time, we existed carrying in us an Africa that had been long repressed, in almost absolute denial of our negro phenotype. To break free of these self-negations, to overcome them, was not an easy thing. For me, it took all the poetry of the Negritude movement, and the Black Panther movements, and meditating on having recourse to violence or to non-violence, and the struggle against apartheid in South Africa, and of course the anti-colonialist struggles everywhere, which all shaped the horizon of my teenage years and first years of political activism.

But the truth is, the whole world was feeding on those famous figures. Even the white racists cherished them. The power of the US, their imposing one single model of development — their own — on the entire world, is not just a result of their great economic power. It is also, and specifically, a result of their great ability to spread their cultural productions all around. That country has flooded the world with its own particular tastes and aesthetic explorations, and this has resulted — albeit with all the sterile copycats and lobotomizing mimicries — in original creations, thus revitalizing many damaged sensitivities. I believe that this overwhelming strength of the US, at the time, resided in their cultural productions, which massively fed on various sensitive experiences (again, what I call the “mapping of our sensitive beings”), and which gave them an immediate ability to reflect the world in the making of what it was to become — by “sensitive experiences”, I mean the creative intensities rising from the cultural identities of American Natives, from the Negro condition, from the migrant experiences, all these altogether incessantly nourishing the secret soul of that dominant economic monstrosity called the US. The United States’ cultural creativity has far surpassed, and for a long time, that moral poverty, that ethical indigence, on which their power has been resting. The best example of this is Faulkner who, immersed in the most racist backward darkness of Dixieland, has produced some of most significant pages of literature of the 20th century.

The image of the “stale cake”, which the paternalistic slave owner keeps as a favor for her slaves — I find that quite interesting. It may mean that what remains irreducibly human in us (on that map of our own sensitive being) can take any kind of shape, including that of a “stale cake”. And it doesn’t surprise me, either, that those slaves about to escape the plantation were reminisced of their own humanity by simply listening to a few notes of music. Their decision to run away being already a rebirth to their own human selves, that rebirth is what eventually endowed each note of music played and heard — with the power of sun.

Take good care of yourself, take good care of your music.

Patrick

letter 5 : William Parker to Patrick Chamoiseau

lettre 5 : William Parker à Patrick Chamoiseau

New York City, USA, 11. 01. 2022

New York City, USA, 11. 01. 2022

Dear Brother Patrick,

I hope you had a good holiday. I usually have a dozen or so people over but this year. It was just the immediate family. My wife Patricia, my daughter Miriam and my son Isaiah. Plus two guests, Richard and Roberta Berger, food and drink, political debate, and philosophic muses. Isaiah spearheaded the talks; no matter how far out things got, we stayed on course with opposing points of view. It was a perfect evening ending with Patricia’s homemade chocolate mousse. The following week we ventured off to visit friends in Vermont. Returning the day before the new year. So now everything is up and drumming, running, moving forward, standing still, and jumping. What we are trying to communicate has already been stated. Truth and love can all be distorted and used for harmful purposes. Those who know and are full of spirit must shout from rooftops memorable Songs filled with the pain and sorrow drenched in the cry for self-enlightenment. To be lanterns for others who cannot see. What they want is to be happy and on a good day. Be at peace with their world. The revolutionary says it is not about being at peace. It is about the action of speaking up! And face the gangsters who run the world to stop it. Stop the wars, the murder, the brainwashing. DO SOMETHING THAT WILL MAKE EVERYBODY HAPPY, NOT JUST YOUR Self. When one corruption has dismantled another surface. Those who are rooted in sin will continue to be so. Can we speed up the process of change?

I don’t know what the rush is. Education is filled with lies that multiple as time moves forward. Spiritual beings want to live in harmony with the planet, movement, and stars. Men and women from Texas, Oklahoma, Arkansas, China, Korea, Argentina. Those who play saxophones, drums, and strings. Who sing dance write poems and plays. That will change the world that we live in with activity motivated by the desire to discover an answer. Time to shut down the brain. Time to believe in the first impulse that came to you. Feel belief, faith in the unknown. Trust venture forth with no map determined to love all human beings, and because you love them, you will cause revolution every moment; you will not let the bullies and dictators win. Not just for my children but all the children. The ones born and those who are waiting to enter the world. I think all roads will feed into a wide river that will take us all home. When we arrive, we will be different. I don’t know what we will be. I don’t know if I need to know.

I am sure it is going back to the idea of Acceptance of the mystery never accept the status quo.

Best,
William

Cher Patrick, mon frère, en ce 11 janvier,

J’espère que tu as passé d’excellentes vacances. D’habitude, je reçois à cette occasion une douzaine de personnes, mais cette année, il n’y avait que la famille la plus proche. Ma femme Patricia, ma fille Miriam et mon fils Isaiah. Et deux invités, Richard et Roberta Berger ; des mets et des boissons, des débats politiques et des muses philosophiques. Isaiah fut le fer de lance des discussions, et même si les choses allèrent plutôt loin, nous gardâmes le cap, avec des points de vue opposés. Une parfaite soirée qui se termina avec la mousse au chocolat faite maison de Patricia. La semaine suivante, nous sommes allés rendre visite à des amis dans le Vermont. Nous sommes revenus la veille de la nouvelle année. Maintenant, tout est à nouveau en place et nous tambourinons, nous courons à droite et à gauche, nous avançons, nous faisons halte et nous sautons. Ce que nous essayons de communiquer a déjà été dit. La vérité et l’amour peuvent être déformés et utilisés à des fins nuisibles. Celles et ceux qui savent et qui sont pénétrés de l’esprit doivent crier depuis les toits des Chants mémorables, pleins de douleur et de chagrin, trempés dans le cri de l’auto-éclaircissement. Afin que ces chants deviennent des lanternes pour celles et ceux qui ne peuvent pas voir. Ce qu’ils et elles veulent, c’est être heureux et dans un bon jour. Être en paix avec leur monde. Le révolutionnaire dit qu’il ne s’agit pas d’être en paix. Il s’agit d’agir et de parler haut ! Et de faire face aux gangsters qui dirigent le monde pour l’arrêter. Arrêtez les guerres, les meurtres, les lavages de cerveau. FAITES QUELQUE CHOSE QUI RENDRA TOUT LE MONDE HEUREUX, ET PAS VOUS SEULEMENT. Lorsqu’une corruption a été démantelée, une autre fait surface. Celles et ceux qui sont enracinés dans le péché continueront à l’être. Pouvons-nous accélérer le processus de changement ?

Je ne sais pas ce qui est urgent. L’éducation se gargarise de mensonges qui se multiplient à mesure que le temps avance. Les êtres spirituels veulent vivre en harmonie avec la planète, avec les étoiles, avec le mouvement. Des hommes et des femmes du Texas, de l’Oklahoma, de l’Arkansas, de Chine, de Corée, d’Argentine. Celles et ceux qui jouent du saxophone, de la batterie et des instruments à cordes. Qui chantent, dansent, écrivent des poèmes et des pièces de théâtre. Qui changeront le monde dans lequel nous vivons avec une activité motivée par le désir de trouver une réponse. Il est temps d’éteindre le cerveau. Temps de croire à la première impulsion qui vous est venue. Ressentir cette croyance, cette foi en l’inconnu. Ayez confiance, aventurez-vous sans carte, soyez déterminés à aimer tous les êtres humains, et parce que vous les aimez, vous provoquerez une révolution à chaque instant ; vous ne laisserez pas les tyrans et les dictateurs gagner. Pas seulement pour mes enfants, mais pour tous les enfants. Celles et ceux qui sont déjà nés, celles et ceux qui attendent d’entrer dans le monde. Je pense que tous les courants se jetteront dans une large rivière qui nous ramènera tous à la maison. Quand nous arriverons, nous serons différents. Je ne sais pas ce que nous serons. Je ne sais pas si j’ai besoin de le savoir.

Je suis sûr que cela revient à l’idée d’Accepter le mystère, mais jamais le statu quo.

Tout le meilleur,
William

lettre 6 : Patrick Chamoiseau à William Parker

letter 5 : Patrick Chamoiseau to William Parker

Le Lamentin, Martinique, 20. 01. 2022

Le Lamentin, Martinique, 20. 01. 2022

Frère,
Mon cher William,

La distinction que tu établis entre les « révolutionnaires » qui veulent concrètement changer les choses, changer le monde ; et les « êtres spirituels » qui, par l’exemple solaire de leur élévation humaine, de leur « amour » de l’Autre, nous donnent à imaginer un autre monde, me semble précieuse.

C’est vrai que l’amour est à la base de tout.
C’est un mot qui est très présent dans les vieilles spiritualités humaines mais qui a complètement disparu des discours politiques contemporains, et cela pas seulement parce que ces discours sont essentiellement de nature économique, mais surtout parce qu’ils ne savent même plus ce qui est humain. Pour moi, ce qui fait l’humain de manière essentielle, c’est justement cette part de l’existence qui n’est plus dédiée aux exigences de l’attaque, de la défense, du boire et du manger, de la survie en général que régente le cerveau reptilien. Pour moi, la part la plus essentielle de l’humain se trouve dans sa dimension poétique, on y trouve : l’amitié, la passion, le partage, le don, la solidarité, l’échange, la danse, le chant, la joie, le rire, la fête, la créativité, le soin porté à l’autre, le rapport horizontal aux présences du vivant… la liste est infinie !  C’est la part poétique qui fait qu’une vie humaine mérite d’être vécue, donc qui la rend multiple, étendue et intense. C’est elle qui rend heureux. 

Mais tout ce que contient cet art poétique de l’existence est contenu dans ce simple mot : “amour”. J’ai consacré un roman entier à cette notion (Biblique des derniers gestes). Il raconte l’histoire d’un vieux combattant anticolonialiste, un de ces “révolutionnaires” dont tu parles, qui se retrouve, à la fin de sa vie, obligé de constater son échec. Notre homme va passer son agonie à se remémorer toutes les fois où il s’est senti investi par un élan d’amour, que cet élan soit de l’ordre de la passion affective, de la compassion ou du refus d’une injustice quelconque. En rassemblant dans son esprit tous ces petits moments, qui jusqu’alors étaient restés épars, il va se sentir habité par ce que j’ai appelé « l’amour Grand ». C’est avec ce souffle de petite plénitude, découverte au plus profond de lui, qu’il va mourir. Je te rejoins donc là-dessus : l’amour nourrit l’élan vers l’Autre mais aussi l’élan nécessaire aux grandes causes. Mon sentiment est qu’il faut peut-être appeler « amour », pas seulement une passion affective, ou une compassion envers ceux qui souffrent, ou même une bienveillance vigilante envers le vivant, à commencer par soi-même… Non, je crois que l’amour est tout cela mais c’est aussi quelque chose d’essentiel que j’ai retrouvée chez les grands créateurs. 

Ce qui me touche le plus dans les grandes œuvres littéraires que j’ai pu fréquenter (idem dans les grandes œuvres des arts plastiques ou visuels, tout comme bien entendu dans les œuvres musicales importantes), c’est qu’elles témoignent d’une onde majeure qui n’est autre que l’amour. Le créateur, dans la pratique de son art, développe une gourmandise, une bienveillance, une attention, une ouverture pour toutes choses humaines, pour toutes choses du vivant, pour toutes choses impensables. Cette disponibilité profonde de tout un corps et de tout un esprit, qui se concentre sur des matières et sur des formes, est l’énergie même de l’amour. Je me demande s’il existe une grande création, dans quelque domaine que ce soit, qui ne relève pas de cette prédisposition de la totalité d’un corps et d’un esprit qui se met en mouvement créateur… Je pense que pour lutter contre cette force capitaliste qui asservit la vie humaine, qui chosifie le vivant et qui menace cette planète, il nous faut bien sûr des « révolutionnaires », bien sûr des « êtres spirituels », mais aussi des forces de créativité, le plus de créateurs possibles ! Car la création est une onde d’amour, c’est elle qui agit sur les matières, qui sculpte des formes, qui déclenche des forces dans nos esprits et dans la matière du monde ! Fréquenter une œuvre d’art, lire, écouter de la grande musique, exalte l’esprit le plus abîmé par l’urgence de la survie. La vie la plus prosaïque, affairée au fonctionnel et à l’utilitaire, y trouvera toujours l’élan d’une ouverture nouvelle, d’une attention ouverte à ce qui vit autour de lui. Toute création est une manifestation de l’amour. Et c’est vrai que toute création nous ouvre d’abord à son propre mystère.

C’est pourquoi, cher William, je pense qu’il nous faut plus de littérature, plus de musique, de danses, de formes plastiques inouïes, de langages, plus de joies visuelles et auditives, plus d’exaltations de nos sens, plus de tout ce qui emporte nos existences dans les tourbillons de ces formes qui sont créées autour de la Beauté…

Le capitalisme planétaire a bien entendu repéré l’importance des expressions artistiques. Il existe un « capitalisme culturel », un « marché de consommation culturelle » dans lequel nous vivons l’illusion de nous « nourrir » vraiment, et même de lui « résister » vraiment. Mais ce qui caractérise ces productions quasi industrielles, et ces lieux de fabrications mécaniques, c’est qu’ils ne débordent plus d’amour. Ils ne transmettent rien, aucun élan, aucune ampleur bouleversante, sinon le plaisir stérile de les consommer ! Pas une goutte d’amour, pas un frémissement d’âme ! De nouvelles politiques culturelles sont nécessaires pour balayer tout cela, et retrouver de vrais surgissements artistiques, de vraies créations, ces contacts esthétiques où de véritables « rencontres » se produisent. Quand, dans le “contact” que l’on a avec une œuvre, une « rencontre » se produit, cela signifie, à mon sens, que l’onde d’amour s’est déployée, qu’elle est passée de l’esprit du créateur à l’esprit de celui qui se confronte à l’œuvre, que cette onde nourrit ainsi une amplification de sensibilité, et qu’elle se répand ainsi, comme le fleuve dont tu parles, dans la matière monde.

Frère ici, le virus envahit tout, nous n’avons plus la possibilité des belles réunions de famille et d’amis, c’est un temps lent qui nous permet malgré tout d’échapper aux « temps morts » de la consommation capitaliste. Il y a du bien dans ce ralentissement. J’essaye d’en faire de l’écriture.

Prends soin de ta création.

Amitié.

Patrick.

Brother,
My dear William,
Precious is to me the distinction that you make between “the revolutionaries” who actually want to change things and transform the world, and “the spiritual beings” who, as solar models of human elevation, and through their “love” for others, enable us to imagine another world.

Love truly is the foundation.

The word is ever present in our ancient human spiritual wisdoms but has completely disappeared from contemporary political discourses, not only because they are essentially economic in nature, but above all because they no longer include any knowledge of what “human” means. The way I see it, what’s essentially human in us is precisely that part of existence that no longer belongs to the realm of basic needs for attacking, defending, eating, drinking, survival in general — all things governed by our reptilian brain. The way I see it, the most essential part of our humanity is to be found in its poetic dimension: friendship, passion, sharing, giving, solidarity, exchange, dancing, singing, joy, laughter, celebration, creativity, care for the other, a horizontal relationship to all living presences… the list is endless! It is the poetic part of a human life that makes that very life worth living — making it multiple, extensive and intense. It is the poetic part of us that makes us happy.

And all of this poetic art of existence can fit in one single word: “love”. I have written an entire novel about this. Biblique des derniers gestes. It tells the story of an old anti-colonialist activist, one of those “revolutionaries” you mention, a man who, at the very end of his life, finds himself forced to acknowledge that he has failed. Our man will spend his long slow death recalling all the moments in which he felt overwhelmed by love, whether this impulse to love came from passion, or compassion or some refusal of injustice. As he gathers in mind all those fleeting moments, which until then had remained scattered in memory, he feels filled with what I have named “Grand Love”. And with a final breath of this humble plenitude that he has just discovered deep inside of him, he dies. So, yes, I agree with you on this: love nourishes our impulses towards one another, and also the impulse we need for supporting great causes. My feeling is that perhaps we should not only call “love” the feelings of passion we experience, or the compassion we feel for those who suffer, or even our vigilant care for the living, starting with ourselves… I believe that love truly is all of these things, but it is also something else, something just as essential that I have found in the great works of human creativity.

What I find most moving, in the great literary works I was lucky enough to keep company with (and equally with great fine art or visual artworks, or major works of music), is that they each unfurl a wave of powerful dimension, which is nothing but love. Artists, in the practice of their art, do develop a certain appetite, a care, an attention, an embrace of all human things, all living things, all unthinkable things. This deep availability of an entire body, of an entire mind, both concentrating on matter and form, is the very energy of love. I wonder if any great art, in any field whatsoever, could ever originate from anything other than such a predisposition of both body and mind entirely set in creative motion… I believe that, in order for us to fight this capitalist force that enslaves human lives, and reifies living things, and threatens the planet, we do need “revolutionary minds”, of course, and “spiritual beings”, of course, but we also need creative forces, and by that I mean as many creative minds as possible! Because creativity is that wave of love, entering matter, sculpting forms, triggering forces within our minds and within the very substance of the world! To keep company with a work of art, to read, to listen to great music, will lift even the spirits most damaged by the urgency of survival. The most mundane of existences, bustling about trying to simply make it through life, will always find in such works the impulse of a new opening, of an acute care for the living presences around. All creativity is an expression of love. And all creativity, first and foremost, truly opens us to its own mystery.

This is why, dear William, I believe we need more literature, more music, more dancing, many more unprecedented art forms, and languages, visual and hearing thrills, more exhilaration of the senses, more of all these things that carry our existences forth into the swirls of Beauty…

Global capitalism has obviously spotted the value of artistic expressions. There exists a form of “cultural capitalism”, a “market of cultural consumption”, in which we experience this illusion of actually “nourishing” ourselves with art so as to actually “resist” capitalism itself. But the remarkable thing, in these quasi-industrial productions and their temples of mechanical reproduction, is that you no longer feel love overflowing from them. They do not pass anything on to you — no impulse, no overwhelming magnitude, nothing but the vain pleasure of mass consumption! Not a single drop of love, not even a shiver of soul! We need new cultural policies to sweep all of that away, we need to find new and true artistic surges again, true creativity — real aesthetic contacts, in which true “encounters” occur. When such an “encounter” occurs, I believe that is when the wave of love unfurls, that is when it is passed on from the creative mind to the contemplating mind, and hence, that is when the wave can feed our amplified sensitivities, and then it spreads, just like the wide river of your letter, into the very matter of the world.

Brother, the virus has pervaded our existences — here, we may no longer organize large beautiful family and friend gatherings; this a time of slow living that also enables us to escape the deadly “slack periods” of capitalist consumption. This slowing down has its advantages. I try to make writing out of it.

Take good care of your creation.

Yours,
Patrick

letter 6 : William Parker to Patrick Chamoiseau

lettre 6 : William Parker à Patrick Chamoiseau

New York City, USA, 26. 01. 2022

New York City, USA, 26. 01. 2022

Dear Patrick,

We are on the same page, cutting things from the same cloth and developing things based on our perception of life. Looking out of the window, I see birds and the sky, and I dream of mountains all the time. In reality, there are tall buildings, ugly buildings occupied by people by billionaires and millionaires that make decisions to destroy the world.

Yes, the answer is to ignore the grey winds that blow over these cities; this is one idea. Then I hear that people are being murdered by guns each week on the streets of New York, the Bronx, Brooklyn, Queens, and Staten Island. Guns everywhere coming up from the South through the pipelines. Right into the hands of people who should not be allowed to have them. Who needs a pistol or rifle in a modern city. As you stated, we need books; we need art music. We also need to be educated in the rules and methods of compassion. The main idea is society should learn how to live. Some get it, some don’t. Those who know what swing is in the most authentic Duke Ellington way will continue to do so, except they will add silence and extended techniques, which are human techniques that go back to work songs and field hollers. They are world views timeless and eternal. The idea of individuality lives inside flowers as is available to all who are willing to resist this group therapy called “being an American”. This conversation is just beginning and should be part of the curriculum. You are doing it, and I am sure you will continue to be creative.” The old man slave and the mastiff” is a beautiful way of addressing the sad issue of slavery. The significant question point is, will those who enslave people ever understand? I think the old slave does not care. He is only concerned about freedom. But has he won? I say yes, and I say no. Life is deep. I genuinely believe the oppressed because they can see may have a greater responsibility. We carry lighted lanterns in the dark; I enjoyed the book very much.

Best
William

Cher Patrick,

Nous sommes sur la même longueur d’onde, à découper les choses dans le même tissu et à développer ces choses en fonction de notre perception de la vie. En regardant par la fenêtre, je vois des oiseaux et je vois le ciel, et je rêve de montagnes tout le temps. En réalité, il y a de grands immeubles, des immeubles horribles occupés par des gens, des millionnaires et des milliardaires, qui prennent des décisions concertées pour détruire le monde.

Oui, la solution est d’ignorer les vents gris qui soufflent sur ces villes ; ce n’est qu’une idée. Puis j’entends que des gens sont tués chaque semaine à coups d’armes à feu dans les rues de New York, du Bronx, de Brooklyn, du Queens et de Staten Island. Des armes à feu remontant continuellement du Sud par tous les canaux. Directement dans les mains d’individus qui ne devraient pas être autorisés à les posséder. Qui a besoin d’un pistolet ou d’un fusil dans une ville moderne ? Nous avons plutôt besoin de livres, d’art et de musique, comme tu l’as établi. Nous avons également besoin d’être éveillés aux règles et aux méthodes de la compassion. L’idée centrale est que la société tout entière doit apprendre comment vivre. Certains font cet effort, d’autres pas. Celles et ceux qui savent ce qu’est le swing, à la manière la plus authentique de Duke Ellington, continueront à produire cet effort, sauf qu’ils ajouteront au swing le silence et les techniques étendues, qui sont des techniques humaines remontant aux work songs et aux field hollers. Qui sont des visions du monde intemporelles et éternelles. L’idée même d’individualité vit à l’intérieur des fleurs, et elle est disponible à toutes celles et ceux qui sont prêts à résister à cette thérapie de groupe appelée « être un Américain ». Cette réflexion ne fait que commencer et devrait faire partie de tout programme d’études. C’est celle que tu mènes, et je suis sûr que tu continueras à te montrer créatif. « L’esclave vieil homme et le molosse » est une belle façon d’aborder la triste question de l’esclavage. Car la question la plus déterminante reste de savoir si celles et ceux qui asservissent les gens comprendront un jour ? M’est avis que le vieil esclave s’en moque… Il ne s’intéresse qu’à la liberté. Mais a-t-il gagné ? Je dis que oui, et je dis que non. La vie est profonde. Je crois sincèrement que les opprimés, parce qu’ils peuvent voir, ont peut-être une plus grande responsabilité. Nous portons des lanternes allumées dans l’obscurité ; j’ai beaucoup apprécié ton livre.

Tout le meilleur,
William

lettre 7 : Patrick Chamoiseau à William Parker

letter 7 : Patrick Chamoiseau to William Parker

Le Lamentin, Martinique, 31. 01. 2022

Le Lamentin, Martinique, 31. 01. 2022

Ici, dans cette petite île de Martinique, les coups de feu et les assassinats sont tout aussi nombreux. Nous sommes, comme partout ailleurs, frappés par le néolibéralisme qui, en plus de ses valeurs mortifères (consumérisme, compétition, profit à tout prix, croissance écocidaire) développe de très grandes précarités dans toutes les couches de la population. Une économie de la drogue s’est installée dans les populations les plus abimées. Ce trafic fait vivre des familles entières et provoque des coalitions de petits « gangs » qui s’organisent avec des armes et qui se tirent dessus.

C’est vrai que les politiques publiques concernant la culture ne les atteignent plus ; l’essentiel de ce qui est appelé « culture » est dispensé dans des institutions et des évènements qui ne sont plus des lieux « populaires », j’entends par là des lieux qui donnent envie à ceux qui n’ont l’envie de rien, à qui on a enlevé, ou qui ont perdu, l’essentiel du « désir ».

J’ai été travailleur social pendant un temps, et je les ai observés de près, il y aurait beaucoup à en dire. Mais le plus surprenant, c’est que ces ersatz de gangs écoutent de la musique, de la musique urbaine, des déflagrations de sons qui renforcent en eux le sentiment d’être à part, et en même temps une sorte de ressentiment obscur. Ils se ré-humanisent avec sans pour autant se socialiser ; l’ensemble social étant perçu comme une entité qui ne leur est pas autorisée, ou qui n’a rien d’enviable, ou qui demeure inaccessible. Mais je me suis souvent dit que c’était, là, une porte d’entrée vers ces imaginaires blessés : la musique, le chant, la compréhension du monde portée par le langage des sons qui dépasse toutes les langues ; par le chant qui ne raconte pas mais qui remplit de sensations, de visions et d’horizons informulables.

C’est vrai aussi qu’il n’y a pas qu’eux qui se retrouvent abîmés. Nous le sommes tous, dans ces sociétés néolibérales qui sont les nôtres, et nous avons beaucoup de choses à réapprendre. Tu dis la « compassion », et c’est vrai : elle est la porte par laquelle on sort de soi pour s’avancer vers l’Autre. Là, est la démarche fondamentale. L’égocentrisme qui nous a été inculqué, nous a fermé la porte de ce mouvement-là. Il nous a enfermés en nous-mêmes, sur notre pouvoir d’achat et les mécaniques de nos petits intérêts intimes. Ouvrir la porte de “chacun vers tous” et de “tous vers chacun”, est aujourd’hui le principe même d’une politique culturelle, et d’une création artistique, dans quelque domaine que ce soit.

Le vieil homme esclave de mon livre, quand il s’élance vers une émancipation de lui-même, ne quitte pas vraiment la plantation, l’important n’est peut-être pas là, on a vu des esclaves s’enfuir et rester esclave dans leur tête ; mon bonhomme sort avant tout de lui-même, de ce que l’on a fait de lui, de toutes les parties mortes en lui. Peu importe qu’il ait gagné ou perdu, ce qui compte c’est qu’il ait essayé, et que son geste se soit situé au principe même de la création car il se trouve du côté de la Beauté — ni de la mort ni de l’oppression, ni de de la soumission, ni de la haine ou de la revanche, mais de la Beauté. Les colonialistes, les grands génocideurs, ceux qui ont infligé tant de mal au vivant, ont ce point en commun : ils ignorent la Beauté, et se projettent sans elle !

J’aime bien l’idée qu’il y a des choses, précieuses pour nous, qui vivent à l’intérieur des fleurs. Il y en a aussi qui vivent dans les chants des oiseaux, les arabesques des papillons, dans la placidité des grands arbres… La nature est très présente en nous et la contempler nous réveille à des espaces intérieurs pleins d’oxygène et de souffle. Mais l’univers urbain habite maintenant nos imaginaires. Certains paysages de grandes villes sont fascinants. Nous ne savons pas encore identifier ce qu’ils provoquent en nous car nous sommes surtout habitués aux sensations transmises par la nature. Mais, frère, si on y réfléchit bien, la musique contemporaine, la littérature, les arts les plus fascinants d’aujourd’hui, sont d’essence urbaine. Nous sommes des « urbains » et c’est en « urbains » que nous pensons désormais, et que nous créons.

Les opprimés portent, c’est vrai, une lumière dans l’obscurité. Ils ressentent, ils éprouvent et ils voient des choses que leurs oppresseurs, que les vainqueurs en général, ne voient pas. Ils ressentent au plus large. Mais le plus important n’est peut-être pas cette lanterne qu’ils portent, et la lumière qui va avec. Le plus important, c’est sans doute qu’ils ont mesuré et qu’ils gardent à l’esprit, l’épaisseur de l’ombre ! Ils savent qu’on ne pourra jamais s’en débarrasser, qu’il nous faut juste empêcher son triomphe…

Porte-toi bien, sois ta propre musique.  

Patrick.

Dear William,

Here on the small island of Martinique, shootings and murders are just as frequent. We live, as the rest of the world, under the yoke of a neoliberal system which, adding to the dreadful values it promotes (consumerism, competition, profit at any cost, ecocidal growth), leads to situations of extreme precariousness across all layers of society. An illicit drug market has taken root among the most uncared-for portions of the population. This drug trafficking is a means of survival for entire families, resulting in coalitions of small local “gangs” organizing their own weaponized networks and shooting at each other.

The truth is, public policies for culture and the arts do not reach these people anymore; most of what is labelled “culture” is now dished out by institutions and events which no longer care to be welcoming places for “the people”, by which I mean places that will seem appealing to the very people who have lost all impulse to desire, those whose “desire”, essentially, has been ripped away, or has receded away, from them.

I was a social worker for quite some time, I got to know these people from up close, and there would be so much to tell about them. But what I found most surprising is that these ersatz gangs do listen to music, urban music, blasts of sounds that serve to intensify both their sense of separateness and some sort of dark resentment. As they listen to their music, they re-humanize themselves without having to socialize; society as a whole being perceived by them as some entity that they haven’t been authorized to take part in, or that is unenviable, or that remains out of reach. Oftentimes I have thought that this might be a doorway to their wounded imaginary worlds: music, singing, an understanding of the world conveyed by the language of sounds, which happens to exceed all languages; by the singing voice, telling us nothing, but filling us with sensations, visions and inexpressible horizons.

It is true, too, that they are not the only ones being uncared for. All of us are, in these neoliberal societies of ours, and so we do have a lot to learn again. You say “compassion”, and I agree: that is the door through which we can leave our own selves and start moving towards the Other. That is the fundamental step. The self-centeredness that has been instilled into us has closed the door to the possibility of such a movement. It keeps us shut inside ourselves, locked inside our own personal buying power and the mechanics of our petty private self-interests. To open that door — “each one of us towards all of us”, and “all of us towards each one of us” — should be the core principle of any public policy for culture and the arts today, of any artistic creation for that matter, whatever the field.

The slave old man in my book, as he sets out to walk towards self-emancipation, does not exactly leave the plantation, perhaps the important thing is not there, for we know of slaves running off and yet remaining slaves inside; my man, first and foremost, hurls himself out of himself, out of what they’ve made of him, out of all the dead parts in him. Whether he won or lost doesn’t matter, what matters is that he tried, thus positing his own gesture at the very principle of creation, for he is on the side of Beauty — not death nor oppression, not submission nor hatred or revenge, but Beauty. The colonialists, the genocide perpetrators, those who have inflicted so much harm on the living, they have this much in common: they know nothing of Beauty, and only envision themselves without it! 

I like your idea that there are things, precious to us, living inside flowers. These things also live in the songs of birds, in the arabesques of butterflies, in the placidity of tall trees… Nature is very present in us, and contemplating it awakens us to inner spaces filled with fresh air and breathing. But the world of modern cities now inhabits our imaginations. Some of those big city landscapes are fascinating. We are, as yet, unable to determine what it is that they rouse in us, because we are still so accustomed to those feelings that we get from contemplating nature. But look, brother, if we think about it, contemporary music, literature, the most fascinating artworks of our times are essentially urban. We are urban people, henceforth this is how we think, and how we create.

The oppressed, they carry a light in the dark indeed. They feel, they experience and they see things that the oppressors, the victors generally, do not see. They feel in the widest degree. But perhaps the most important thing is not that lantern they carry, and the light it shines. The most important thing is probably that they’ve measured and constantly keep in mind — the thickness of the shadows! They know we won’t, ever, rid ourselves of them, and that we simply must prevent them from prevailing…

Be well, be your own music. 

Patrick

letter 7 : William Parker to Patrick Chamoiseau

lettre 7 : William Parker à Patrick Chamoiseau

Berlin, Germany, 16. 02. 2022

Berlin, Germany, 16. 02. 2022

Dear Patrick,

How are you this morning? Patricia and I just arrived in Berlin we will be doing a concert In Chemnitz, East Germany, or maybe there is no East anymore, just Germany. In any case, we are here. Tomorrow we are going to Paris. I must say my mind is slipping a bit. I don’t know if it is lack of sleep all these years or is that. I turned 70. Who knows? I am still alive and today is a new day. Since I was a child, for some reason, it was my philosophy that for life to be fair, there could not be just one way of enlightenment. We could learn from the elders who stepped in the bear trap and taught us how to avoid certain things so we would not make the same mistakes. There were what might be called universal rules. It is not wise to stick one’s hand in a fire or jump in the ocean when sharks are hungry and circling. Yet I am sure a few people walk on hot coals and swallow fire. In general, you learn it is not about the world, and it is about the individual trying to know where and how to step so one might come up with a philosophy and go out and see the world or sit under a tree and everything all the wisdom and knowledge will fall on my head. Then all the paranoia sets in: “Post-traumatic Slave syndrome”. There is this distrust of anything that you think is white.

Without ever knowing, half the things you believe were invented by Europeans have also been touched upon and created by Africans or Chinese or somebody else way before. So comes the idea of education, and there are facts and figures of who did what, when, and where. One may know the inside workings of, say, Russian history, then your neighbor is without food knocks on your door and asks for help, but you don’t know what to do where is the education here it comes again compassion who educates us in being concerned for those in need. The answer is to go inside to activate what we are born with, Activate and feed the soul—every moment.

It’s there, I am sure of it. Sit under a tree or rooftop on the porch—the streets of New York, Paris or Dubai must be in the sky. Yes, it must be in the sky, wherever there is sky, there is hope. Unless you are blind, the sky is inside everyone; We are the altar. We are the university. The trees and the forest are separate but one. How much time does it take? To climb the mountain when you are afraid of heights.

You conclude that what you are looking for must be on the Ground. Ground is another kind of sky. Birds land and take off. Leaves fall gravity may be it. I am still investigating, but time is precious, and I may have to choose. I think the initial impulse we had as children still resounds.

Best
William

Cher Patrick,

Comment vas-tu ce matin ? Patricia et moi venons d’arriver à Berlin, où nous allons donner un concert à Chemnitz, en Allemagne de l’Est, ou peut-être qu’il n’y a plus d’Est, juste l’Allemagne. Quoi qu’il en soit, nous sommes là. Et demain nous irons à Paris. Je dois dire que je perds un peu la tête. Je ne sais pas si c’est ça ou si c’est le manque de sommeil depuis tant d’années. J’ai eu 70 ans. Qui sait ? Je suis toujours en vie et aujourd’hui est un nouveau jour. Depuis mon enfance, pour une raison ou pour une autre, ma philosophie a toujours été que, pour que la vie soit juste, on ne pouvait se contenter d’une unique voie d’illumination. On pouvait apprendre de nos aînés qui étaient tombés dans le piège à ours et qui nous avaient enseigné comment éviter certaines choses, afin de ne pas commettre les mêmes erreurs. Il existait ce que l’on pourrait appeler des règles universelles. Il n’est pas avisé de laisser sa main sur le feu ou de sauter dans l’océan alors que les requins ont faim et tournent en rond. Et pourtant, je suis sûr que quelques personnes savent marcher sur des charbons ardents ou peuvent avaler du feu. En général, on apprend qu’il ne s’agit pas du monde en tant que tel, mais de l’individu qui essaie de comprendre où et comment avancer d’un pas. Quelqu’un peut concevoir une philosophie et partir à la découverte du monde, ou s’asseoir sous un arbre et penser que toute la sagesse et toute la connaissance vont lui tomber sur la tête. Puis la paranoïa s’installe : « le Syndrome Post-traumatique de l’Esclave ». Il y a cette méfiance à l’égard de tout ce que vous croyez être blanc.

Sans qu’on le sache vraiment, la moitié des choses que l’on croit avoir été inventées par les Européens ont également été trouvées et développées par des Africains ou par des Chinois ou par quelqu’un d’autre, bien avant. D’où la nécessité de l’éducation, quels sont les faits et les chiffres, qui a fait quoi avec qui, quand, où. Quelqu’un peut tout savoir des rouages de l’histoire de la Russie, par exemple, puis son voisin qui n’a pas de quoi manger frappe à sa porte et lui demande de l’aide, et il ne sait pas quoi faire. La réponse est de plonger à l’intérieur de soi pour y activer ce avec quoi nous sommes nés, pour activer et nourrir l’âme – à chaque instant.

Elle est là, j’en suis sûr aussi. Asseyez-vous sous un arbre ou sur le toit d’une véranda – les rues de New York, de Paris ou de Dubaï doivent être dans le ciel. Oui, ça doit être dans le ciel, car où il y a du ciel, il y a de l’espoir. Le ciel est à l’intérieur de chacun, il faut être aveugle pour ne pas le sentir. Nous sommes l’autel. Nous sommes l’université. Les arbres et la forêt sont distincts mais ne font qu’un. Combien de temps cela prend-il ? Pour gravir la montagne quand vous avez peur des hauteurs.

Vous finissez par penser que ce que vous cherchez doit se trouver au niveau du sol. Mais le sol est une autre sorte de ciel. Les oiseaux se posent et s’envolent. La chute des feuilles, c’est peut-être dû à la gravité. J’enquête toujours, mais le temps est précieux, et je vais peut-être devoir choisir. Je pense que l’impulsion initiale que, enfants, nous avons eue, continue de résonner.

William

lettre 8 : Patrick Chamoiseau à William Parker

letter 8 : Patrick Chamoiseau to William Parker

Le Lamentin, Martinique, 17. 02. 2022

Le Lamentin, Martinique, 17. 02. 2022

Cher William,

Cette pandémie n’a pas voulu que je puisse te rencontrer à l’occasion de ce concert. C’est bien dommage. Je pense, malgré tout, que la rencontre s’est produite, et que rien ne pourra nous l’enlever. Elle a eu lieu dans ce « ciel » que chacun porte en soi, comme tu le dis si bien. Ce ciel intérieur n’est, bien entendu, pas constitué de nos connaissances, de nos technicités académiques, mais simplement de notre qualité humaine. En avoir conscience, et surtout savoir ce que cela veut dire, n’est pas chose évidente.

Le compliment le plus abouti que je puisse faire à quelqu’un, c’est de le désigner comme étant « un être humain ». Pas de cet humanisme occidental qui s’est coupé du vivant et qui l’a asservi ; ni l’humanisme religieux fait de pitié et de charité ; ni même une bonne conscience faite de « valeurs » mécaniques qui peuvent se révéler meurtrières… Plutôt, une sorte d’exigence intérieure, qui se vit sans démonstration, et qui met en œuvre naturellement tout ce qui nous est précieux : à savoir, ce qui se soucie de l’Autre, de tout l’Autre (humain et non humain), et dont l’accomplissement ne peut s’envisager sans l’accomplissement de l’Autre. Un peu comme « l’Ubuntu » des africains.  

Je me suis toujours efforcé de ne pas chercher des « attestations d’humanité » en dehors de moi-même. C‘est vrai qu’il est utile de démonter le discours occidental qui pèse sur le monde et le réduit à son unique vision, à sa seule performance. Ce travail doit être fait. Seulement, ce n’est pas la liste des nègres, ou des non-blancs de génie, qui me renseignera sur ma propre humanité. Je l’éprouve déjà, sans besoin d’une quelconque confirmation. Si quelque chose relève de l’humain, cela veut dire qu’il est capable du pire comme du meilleur. Le « pire » n’est pas un apanage occidental, ni le « meilleur » une vertu de ses victimes. Notre urgence est de lutter de façon très humaine contre l’inhumain qui est en chacun de nous. De lutter aussi contre l’inhumain qui est autour de nous : ces politiques et ces idéologies qui ont creusé dans la matière du monde tellement de ces « pistes de souffrance et de larmes » que ton concert va évoquer. Ce sont ces pistes où nous avons pleuré ; ces pistes où certains d’entre nous (et nous-mêmes) ont appris l’humanité par l’extrême bout des souffrances et des larmes, et qui dès lors disposent de la possibilité d’accéder à un ciel plus vaste, ciel qui se trouve en nous et nous incline aux bienveillances. Le cas occidental nous a donné un précieux contre-exemple ; il nous revient, en pleine humanité, de tirer la leçon de ce crime.  

C’est vrai que le sol est un ciel. Si on essaye de vivre à un degré particulier de vibration, (sans doute celui de la musique), on perçoit en chaque chose, en toutes choses, un infini qui du coup s’ouvre en soi, avec autant d’intensité qu’il s’ouvre en même temps à tout ce que nous considérons. Au moment de sa vieillesse, Saint John Perse, un poète antillais, descendant d’une vieille lignée d’esclavagistes, disait, je le cite de mémoire : Grand âge nous voici, prenez mesure du cœur de l’homme ! J’ai toujours aimé ce vers. D’abord, parce qu’il met « le grand âge » en dehors de ce que l’on est vraiment ; il lui signifie qu’il ne saurait nous résumer, ni résumer notre vie, ni résumer notre crépuscule, ni résumer notre devenir. Le poète s’adresse à ce « grand âge » extérieur à lui, l’invitant à simplement contempler ce qui le dépasse, qui lui est hors d’atteinte : la qualité d’homme, le cœur d’homme, cette capacité à faire ciel de tout, à voir un ciel en tout… Dans mes livres, j’appelle cela « vivre état poétique ».

Frère, quand tu seras sur scène et que tu joueras, n’oublies pas que les sons deviennent des mots, tout comme les mots deviennent des sons ; et que, soulevés par la pleine résonance du cœur, une musique est un texte, un concert se déploie en un vaste poème forgé dans ce langage que nous portons en nous, en bien plus grand que nous, et qui sait mieux que nous ce qu’il y a à dire. 
Je serai là, à tes côtés, jouant aussi sous le même ciel, disant ainsi…

Dans l’attente de te voir, un jour, en fraternité pleine.

Patrick.

Dear William, 

This pandemic would not let me meet up with you at the Paris concert. It’s a shame. Even so, I believe our encounter did happen, and nothing can take it away from us. It took place in that “sky” we all carry inside, as you beautifully put it. That inner sky, evidently, is not made up of any of our knowledge or academic skills; merely, it is our quality as humans. To acknowledge this, to actually understand what it means, is not that obvious a matter. 

The highest compliment I can pay to someone is to call them a “human being”. Not in reference to Western humanism, which has cut itself off from the living world and has enslaved it; nor the pity or charity-filled humanism embedded in religious beliefs; nor the easy clean conscience one might get out of perfunctory “values” likely to turn out deadly… Rather, I mean some sort of deep inner injunction, unostentatious, naturally triggering in us everything we deem precious: namely, the care for the Other — anything that is Other, whether human or non-human — the fulfillment of which unimaginable without the fulfillment of the Other. A bit like the African “Ubuntu”. 

I have always endeavoured not to search for “proofs of humanity” outside of myself. It is certainly worthwhile to dismantle the Western way of thinking that weighs upon the world and reduces it to its sole vision, its sole performance. This is a task that must be tackled. However, no list of negro or non-white geniuses will ever serve to convince me of my own humanity. I am aware of it, and need no confirmation whatsoever. Anything human is capable of the worst and the best, equally. “The worst” is not a prerogative of the West, nor is “the best” a virtue of its victims. Our matter of great urgency is to fight, in the most human manner, against the inhumanity that exists within each of us. And to fight against the inhumanity that exists all around us — against the policies and ideologies that have ploughed their furrows deep into the matter of the world, digging the many “trails of suffering and tears” that your concert will conjure up. These are the trails on which we have shed our tears; the trails on which a number of people (ourselves included) have learned about humanity through the extremities of suffering and tears, therefore gaining access to a greater sky, that very sky within us, inclining us to benevolences. The case of the Western world makes for a precious counter-example; it is up to us, in full humanity, to learn the lesson of that crime. 

You are right, ground is another kind of sky. If we seek to experience a particular degree of vibration in life (surely this is the case with music), then we start feeling, with each and every thing, a sense of infinity opening up inside of us, as intensely as it simultaneously opens itself up to all the things that we ever ponder. Towards the end of his life, the West Indian poet Saint John Perse, a descendant of an old lineage of slavers, wrote this: Great age, here we are. Take measure of the heart of man. I have always liked that line. First of all because it pushes “great age” outside of what we actually are, making it clear that it cannot sum up our lives, nor can it sum up our twilight years for that matter, or even our becoming. The poet addresses “great age” as something that exists outside of himself, inviting it to simply contemplate what lies beyond — beyond its own reach: the quality of man, the heart of man, the ability to make heaven out of everything, to see heaven in everything… In my books, I call this “existing in a poetic state”. 

Brother, when you are on stage playing music, don’t forget that sounds become words, just as words become sounds; and that, uplifted by the full resonance of the heart, a music is a text, a concert unfolds into a vast poem forged in the language that we carry inside, larger than we are, a language that knows, better than we do, what is to be said. 

I will be there, with you, playing under the same sky, saying alongside…

Looking forward to seeing you, someday, in brotherhood. 

Patrick

letter 8 : William Parker to Patrick Chamoiseau

lettre 8 : William Parker à Patrick Chamoiseau

New York, USA, 01. 03. 2022 

New York, USA, 01. 03. 2022 

Dear Brother Patrick,

How are you? We are back from a short but beautiful trip to hey Paris. Everyone is still buzzing, as the bees might say.

I hope to return sometime in the future, and it would be nice to go to Martinique. I feel that our communications have led me on a different path of enlightenment. The United States is a big disappointment for me. Am I anti-American? No, I am for all human beings, except those who invade Ukraine. Those Who murder, rape, and pillage villages. They are Regular people on Monday soldiers on Tuesday. On Wednesday, there are widows and orphans. Soldiers who were humans now robots carrying out orders given by triple insane maniacs. The correspondence Of Patrick and William is excellent communication. The first steps are to proceed into an unknown area.

Trusting: Our friend Alexandre guides and inspires the community. Throughout the years, he has always been a beacon for ideas. A thinker and philosopher who pushes the boundaries of time-space. Long live the spiritual modes resonant from the self-church. The church of all nations to listen and feel the sunrise. What does it feel like? The experience of the sun rising in Martinique or the South Bronx? It should feel like a dream. Imagine a daily dream we could all share that is individualized for all human beings. Little kid says, ‘I  don’t know anything about this hate, only what “I have taught by buying Coca Cola. Don’t want to hate or look for gold” I want to create a new form of history called universal truth—same truth for all. Since paris I have began my seven weeks teaching stint at Bennington college, I am teaching five courses. Music lab I for spontaneous composition for beginners. Music Lab II for advanced palers  “The Architecture Of Black music”  “Deep listening The Music Of William Parker”  My Tuesday class is called “imagination, creativity, aesthetics music as a metaphor for anything beautiful.” We talked about Platos Dialogue with Ion, which discusses whether virtue is something we can learn or does it comes from divination. Furthermore this brings up the idea of kinetic energy. The creative muse within this class I spoke about meeting Frank Lowe, who was on his way to meet Don Cherry to record some music for a Film called the Holy Mountain by Alejandro Jodorowsky. Afterward, I showed the film. The homework assignment was to define magic, justice, truth, virtue, and look at the idea of democracy. Can it work as long as hate exists? Racism, greed, the blindness of actions all come out of hate.

The circle always takes us back to love, which seems to be the key to everything. Now super capitalist says I love making money more than I care about people. This conflict or battle between good and evil seems to be endless. I spoke about Little Huey, who lived in the South Bronx in t He wanted to be a poet. The elders around said, you mean you want to work in the Post Office Huey said, no, I want to be a PO-ET, not POST-OFFICER BUT POET. SO THE LITTLE HUEY CREATIVE MUSIC ORCHESTRA WAS FORMED…..I am in the process of riving the orchestra for residency in New York. I am very much looking forward to the spring.

Thank you Patrick for your big ears and great words.

Best,
William

Cher Patrick, mon frère,

Comment vas-tu ? Nous sommes de retour de ce bref mais beau voyage à Paris. Tout le monde est encore en ébullition, comme le diraient les abeilles. J’espère y revenir un jour, et ce serait formidable aussi d’aller en Martinique. J’ai la sensation que nos communications m’ont conduit sur un autre chemin d’illumination. Les États-Unis sont une telle déception pour moi. Suis-je anti-américain ? Non, je suis pour tous les êtres humains, sauf ceux qui envahissent l’Ukraine. Ceux qui assassinent, qui violent et qui pillent les villages. Ces gens normaux le lundi qui se transforment en soldats le mardi – et le mercredi, il y a des veuves et il y a des orphelins. Ces soldats qui étaient des êtres humains sont maintenant des robots et ils exécutent les ordres donnés par des maniaques triplement déments. Mais la correspondance entre Patrick et William fut une excellente communication. Les premiers pas se font toujours dans une zone inconnue.

La confiance : notre ami Alexandre guide et inspire la communauté. Au fil des années, il a toujours été une balise pour les idées. Un penseur et un philosophe repoussant les frontières de l’espace-temps. Vive les modes spirituels qui résonnent depuis l’église-de-soi ! L’église de toutes les nations pour écouter et pour sentir le lever du soleil. Qu’est-ce que cela fait ? L’expérience du soleil se levant en Martinique ou se levant dans le South Bronx ? Cela devrait faire comme un rêve. Imagine un rêve quotidien que nous pourrions tous partager et qui serait néanmoins propre à chaque être humain. Un jeune enfant dit : « Je ne sais rien de cette haine, seulement ce que j’ai appris en achetant du Coca-Cola. Je ne veux pas haïr ou chercher de l’or. » Je voudrais formuler une nouvelle forme d’histoire appelée vérité universelle – à partager par tous. Depuis mon retour de Paris, j’ai commencé mes sept semaines d’enseignement au Bennington College, j’y donne cinq cours. Music Labo I sur la composition spontanée pour les débutants. Music Lab II pour les musiciens plus avancés. Mais aussi, The Architecture Of Black music et Deep listening : The Music Of William Parker. Mon cours du mardi s’intitule : Imagination, créativité, esthétique : la musique comme métaphore de tout ce qui est beau. Nous avons discuté l’Ion, le dialogue de Platon : est-ce que la vertu est quelque chose qui s’apprend, ou vient-elle grâce à la divination ? Qui plus est, tout ça soulève l’idée de l’énergie cinétique. La muse créative pour cette classe, ce fut Frank Lowe : j’ai parlé de ma rencontre avec lui, alors qu’il se rendait en studio avec Don Cherry, pour enregistrer la musique du film La Montagne sacrée d’Alejandro Jodorowsky. Puis j’ai montré le film. Le devoir à la maison était de définir la magie, la justice, la vérité, la vertu, et d’examiner l’idée même de démocratie. Peut-elle fonctionner tant que la haine existe ? Le racisme, la cupidité, l’aveuglement dans les actions, tout ça vient de la haine.

Le cercle nous ramène toujours à l’amour, qui semble être la clé de tout. Le super capitaliste peut assumer de dire désormais qu’il aime faire de l’argent plus qu’il ne se soucie des gens. Ce conflit ou cette bataille entre le bien et le mal semble devoir être sans fin. Je t’ai parlé de Little Huey, qui vivait dans le South Bronx. Il voulait être poète. Les aînés autour de lui ont réagi : « Tu veux dire que tu veux travailler à la Poste ? ». Huey a répondu : « Non, je veux être un PO-ÈTE, pas un POS-TIER, mais un POÈTE. » C’est ainsi qu’est né le LITTLE HUEY CREATIVE MUSIC ORCHESTRA. Je suis en train de préparer l’orchestre pour une résidence à New York. J’attends le printemps avec impatience.

Merci Patrick pour tes grandes oreilles et tes mots magnifiques.
Tout le meilleur,
William

Share This